(Crédit AFP)
« En tout cas, on va s’en souvenir longtemps, de Peillon !... On venait à peine d’oublier Allègre… ». Cette phrase entendue en salle des maîtres montre à quel point Vincent Peillon, arrivé Rue de Grenelle avec un capital sympathie élevé, part sur un hiatus avec les enseignants, particulièrement ceux de primaire.
Comment cet homme qui avait tout pour plaire il y a 22 mois a-t-il pu retourner ainsi majoritairement les profs contre lui ?
La fracture des rythmes
A n’en pas douter, le renversement de l’opinion enseignante s’est joué à l’automne 2012.
Le ministre est en train de réfléchir à la réforme des rythmes et au retour de la semaine de 4,5 jours. Erigée en priorité absolue, voire en vitrine de son volontarisme politique, cette réforme est plus compliquée que prévu à organiser. Peillon travaille sur plusieurs formats, mais les enseignants de primaire ont le sentiment de ne pas être entendus, voire de servir de variable d’ajustement.
Probablement le ministre a-t-il sous-estimé l’état de crispation qui est celui de l’école et des instits après cinq années dévastatrices. Là où les instits attendent une revalorisation salariale après des années de diète, Peillon leur prend le mercredi, jour décisif et symbole du dernier des privilèges des profs : le temps. Le hiatus est complet.
Cette distance avec la base, malgré des diagnostics qui sont les bons, Peillon la doit peut-être paradoxalement à la grande concertation qu’il a lancée à l’été 2012, juste après son arrivée : sont alors convoqués pour ces « états généraux » de l’école des figures des corps intermédiaires, syndicats, mouvements associatifs et pédagogiques, experts des dossiers éducatifs, mais probablement pas suffisamment de profs de terrain. Philippe Meirieu est le seul à s’en émouvoir. Il ne s’agit pas ici de pointer du doigt les corps intermédiaires, qui ont fait leur travail, ou de dire que la base aurait fait mieux (je ne pense pas) : il s’agit de dire comment la concertation s’est faite sans prendre en compte la vision des instits.
Deux autres interventions du ministre, qui communique beaucoup, souvent trop vite, ont particulièrement cristallisé la rancœur des enseignants ces derniers mois : sa reddition devant les lobbys du tourisme sur les calendriers des rythmes scolaires, et sa proposition de geler l'avancement des fonctionnaires.
Trop d’attentes dans un contexte de crise
Après les années Darcos / Chatel, catastrophiques pour l’école (80 000 suppressions de postes, suppression de la formation des profs, passage désastreux à la semaine de 4 jours, démantèlement des Réseaux d’Aide Spécialisée aux Elèves en Difficulté, dénigrement des enseignants…), sans doute l’attente était-elle trop forte. Peillon, le prof de philo entouré de personnes connaissant parfaitement les dossiers, a sûrement été trop vite vu comme un sauveur. Dès lors il ne pouvait que décevoir.
Refonder l’école en profondeur comme Peillon voulait le faire coûte beaucoup d’argent, et même si le budget de l’Education Nationale est le seul à n’avoir pas été revu à la baisse, les crédits ne suffisent pas à financer tout ce qui doit l’être, réparer ne serait-ce les dégâts causés sous la précédente mandature. On mesure sans doute mal, en France (et les dirigeants ont là une part de responsabilité) à quel point les effets de la crise sont faibles par chez nous, même si le chômage s’envole : qui a un peu voyagé dans le sud de l’Europe ces derniers mois a pu constater ce qu’une société en crise doit supporter au quotidien.
La crise n’en existe pas moins en France, et dans ce contexte il était impossible de réformer correctement. Surtout que Peillon a du faire avec un boulet aux pattes : les 60 000 postes promis par Hollande, dont le coût ne laissait aucune marge de manœuvre.
Pourtant, des mesures positives
Peillon doit certainement avoir un sentiment d’injustice : il a fait beaucoup plus que ses prédécesseurs pour l’école, pour laquelle il avait de grandes ambitions, il se préoccupait réellement des questions d’éducation, de pédagogie (ce qui n’empêche pas les ambitions personnelles) mais sa côte d’impopularité auprès des profs est bien plus grande que celle de Darcos et Chatel.
Peillon aura tout de même fait avancer plusieurs dossiers, même si chacune des mesures est abondamment discutée et jugée insuffisante :
- création de 22 000 postes en trois ans (mais les 60 000 ne seront probablement pas atteints à la fin du quinquennat) ;
- prime de 400 € pour les instits (mais loin des 1200 € du secondaire) ; hausse du taux d'accès des profs des écoles à la hors-classe (encore inférieur aux profs du secondaire)
- accord sur le statut des profs du secondaire, (réforme finalement moins révolutionnaire qu’annoncée) ;
- recréation de la formation initiale des profs (création des ESPE, qui restent cependant dans le giron d’universités qui ne perçoivent pas la spécificité de cette formation professionnalisante) ;
- plan pour l’éducation prioritaire : création des REP+, doublement des indemnités et décharge horaire pour les profs (mais certains trouvent que le plan déshabille Paul pour habiller Pierre) ;
- modification dans la « gouvernance » de l’école : création d’instances comme le CNESCO (Conseil National d’Evaluation du Système Scolaire, indépendant), la Direction du Numérique pour l’Education, le Conseil Supérieur des Programmes, etc., le tout dans une certaine transparence (mais c'est sur les actes que ces instances seront jugées...) ;
- plan pour le numérique (portail à destination des enseignants, plate-forme de ressources… mais les écoles souffrent toujours du manque d’équipements) ;
- création d’un métier d’accompagnant scolaire pour les élèves handicapés (mais toujours pas de formation digne de ce nom sur le handicap).
Au rayon des manques : la formation continue des enseignants, pourtant priorité majeure partout dans le monde, est la grande absente de la Refondation de l'école. La réforme du bac n'a pas non plus été abordée, la grande réforme de l'orientation reste à faire...
Au final le bilan est en demi-teinte mais pas négligeable, cependant quand on écoute les profs parler en salle des maîtres, on s’aperçoit que les changements sont trop peu visibles dans leur quotidien : "Tu la vois où, la priorité au primaire ? Ils sont où, les 22 000 postes ? Il est où, le plus de maître que de classes ? Le numérique OK, mais on n'a même pas d'ordi !"...
Et maintenant ?
L’histoire dira la trace laissée par Vincent Peillon : fut-il un bon ministre de l’éducation nationale, là au mauvais moment ? Ou un grand ambitieux pressé, maladroit et légèrement malentendant ?...
En attendant, l’avenir risque fort de s’assombrir pour l’école : on croit comprendre qu’elle ne sera plus la priorité du gouvernement et que les 50 milliards lui tournent autour…
Quant à Benoit Hamon, l’avantage, c’est qu’on n’attend pas grand-chose de lui dans ce contexte.
Nota : relire les posts concernant Peillon depuis deux ans est intéressant, on s’aperçoit nettement de la dégradation des relations avec les instits… L'essentiel s'est joué en 8 ou 9 mois :
- mai 2012 : « Pourquoi Vincent Peillon plaît aux profs (pour le moment) ». "Vincent Peillon est très certainement conscient du crédit très important dont il dispose en ce début de mandature, probablement le plus grand jamais accordé par l’école à son ministre. Il doit être tout aussi conscient que ce crédit, doublé de l’attente importante de toutes les professions d’éducation, peut très vite se retourner contre lui, et ce avec une grande force, si la déception devait poindre, s’il devait perdre la confiance de l’école"…
- octobre 2012, le rapport sur la concertation de l’été 2012 est rendu, les premières questions se posent : « La Refondation de l’école, verre à moitié plein ou à moitié vide »
- octobre 2012, parmi les scénarios auxquels réfléchit le ministre pour les nouveaux rythmes scolaires, celui d’utiliser les instits comme variable d’ajustement : « Peillon : les instits seront les dindons de la farce »
- novembre 2012, un sondage paraît qui donne la parole aux enseignants : qu’attendent-ils de la Refondation ? Leurs réponses sont parfois paradoxales… « Le sondage qui dit enfin ce que les enseignants pensent de la Refondation de l’école (entre autres…) »
- janvier 2013, le projet sur les nouveaux rythmes scolaires se précise, mais Peillon peine à fédérer : « Rythmes scolaires : pourquoi Vincent Peillon peine à rassembler ».
- janvier 2013, les instits parisiens sont en grève contre le projet mais se font tailler par tout le monde (profs du secondaire, médias, etc.), surtout ceux qui retourneront leur veste quelques mois plus tard ; en attendant, les instits en ont gros sur la patate… « Lettre d’un instit parisien écoeuré à lui-même (puisque personne ne veut l’entendre) ».
- février 2013, le ministre comprend qu’il doit faire un geste envers les instits avant qu’il ne soit trop tard, on parle pour la première fois de la prime de 400€ : « Peillon au bord de la prime ».
- février 2013, en salle des maîtres, ça discute ferme : « Discussion animées d’une salle des maîtres divisée sur le bien-fondé d’une nouvelle grève et plus généralement sur l politique de Vincent Peillon »
- quelques mois plus tard, deux autres interventions du ministres vont cristalliser la rancœur : les concessions au lobby du tourisme sur les rythmes scolaires, et l'idée de geler l'avancement des fonctionnaires...
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