Peillon au bord de la prime

On savait depuis quelques temps que Vincent Peillon commençait à réfléchir à un geste en direction des instits. D’après le journal économique les Echos, le ministre de l’Education Nationale s’apprête à accorder aux instits une prime de 400 € annuelle, qu’il annoncerait dans les quinze jours. Une prime justifiée par les bas salaires des instits et qui s’inscrit dans un contexte tendu, alors que se prépare une nouvelle grève…

Réduire l’écart avec le secondaire

Vincent Peillon assurait il y a quelques jours encore qu’il n’était pas question d’une compensation offerte aux instits pour la mise en place des nouveaux rythmes scolaires, notamment du mercredi travaillé (qui va coûter des sous aux enseignants). L’idée serait plutôt de réduire l’écart entre le primaire et le secondaire. Il faut dire que ces derniers mois, plusieurs rapports sont parus, mettant en évidence le déclassement des enseignants du premier degré (1).

1. En septembre, les « Regards sur l’éducation 2012 » de l’OCDE rappelait que les instits français étaient à la ramasse de leurs homologues étrangers, touchant au bout de quinze ans de carrière 5 000 $ de moins chaque année qu’un instit portugais, 10 000 $ de moins qu’un instit espagnol ou américain, 20 000 $ de moins qu’un instit allemand et… 60 000 $ de moins qu’un instit luxembourgeois ! Le rapport de l’OCDE ajoute qu’un enseignant français touche 73% du salaire d’un actif diplômé de l’enseignement supérieur (82% en moyenne dans l’OCDE). Par ailleurs, les enseignants français ont vu leur salaire, à euros constants, baisser de 8% entre 2000 et 2010, alors que dans le même temps il augmentait en moyenne de 20% dans les pays de l’OCDE. Et depuis 2010, le salaire des enseignants est gelé, contrairement à l’inflation… Le rapport mettait aussi en évidence un écart important, en France, entre le primaire et le secondaire : en France, une heure de cours dans un collège est rémunérée 50% de plus qu’une heure de cours en primaire (pour plus de détails, on se reportera au post publié sur ce sujet lors de la sortie du rapport, ici).

2. L’écart avec le secondaire est apparu plus manifeste encore à la sortie, en novembre dernier, du rapport annuel sur l’état de la fonction publique, lequel permet entre autres choses de comparer les salaires des fonctionnaires. Il apparaît, à la lecture de ce rapport de la DGAFP, que les instits sont nettement moins payés que les profs de secondaire (jusqu’à 600 € par mois au bout de 15 ans), mais aussi qu’un agent de police, niveau gardien de la paix ou brigadier, pourtant de catégorie B (niveau Bac ou Bac+2 contre catégorie A et Bac+5 pour instit) ! Alors que la tendance dans la fonction publique, pointait le rapport, est à l’augmentation des primes et indemnités au détriment du traitement indiciaire, les instits, qui ne bénéficient quasiment pas de prime ni d’indemnité, se retrouvent à la traîne. En fait, seuls les ouvriers et employés de catégorie C sont moins bien payés que les instits… (2)

D’où l’idée, de plus en plus fréquemment formulée, de revaloriser les enseignants du primaire, a fortiori l’année où deux concours sont ouverts et où le ministre cherche à attirer les jeunes dans la profession.

Que vaut cette prime ?

Soyons clairs, par les temps qui courent, la situation du pays et de nombreux français, du marché du travail et du chômage, 400 € une fois l’an, c’est loin d’être négligeable, c’est même très appréciable. Mais pour percevoir la portée de cette prime, il faut la remettre en perspective.

- la prime est censée être une sorte d’équivalent à l’indemnité de suivi et d’orientation des élèves (Isoe), touchée par les enseignants du secondaire ; l’Isoe est de 1 200 € annuels, la prime instit vaudrait donc 1/3 de l’Isoe.

- 400 € annuel, ça équivaut à 33 € par mois, soit une augmentation de 1,54% en moyenne sur le bulletin de salaire ;

- cela équivaut, sur un salaire mensuel, à peine à 1/3 d’échelon supplémentaire, dans une profession ou les échelons sont longs à passer (tous les trois ans environ, on passe un échelon et on gagne 90 € de plus par mois)…

- ces 33 € mensuels, soit environ 8 € par semaine, sont à mettre en balance avec les frais que la venue à l’école le mercredi va engager pour de nombreux enseignants : frais kilométriques, garde d’enfants, etc. A vue de nez, les 8 € seront vite dépassés pour la plupart…

Toutefois cette indemnité, dont on nous dit que « les arbitrages sont très bien engagés », pourrait être progressivement augmentée.

Peillon joue gros

Peillon répète à l’envie que cette prime n’est pas à relier avec la réforme des rythmes scolaires. La veille de la grève du 22, il disait encore : « Je ne demande pas plus de travail aux enseignants, il n’y a donc pas de compensation à avoir ». On peut toutefois se demander si la démonstration de force des instits parisiens, ce mardi-là (80% de grévistes), n’a pas quelque peu infléchi les positions au ministère. Est-ce là une manière d’ « acheter » un peu de paix sociale ? Peillon sait qu’il doit impérativement désamorcer la grogne des instits dans les jours à venir, il sait le risque d’embrasement : il a entendu l’appel à la grève, nationale et unitaire cette fois-ci, lancé pour le mardi 12 février, et doit se dire qu'en cas de forte mobilisation, il ne pourra plus plaider « l’exception parisienne », ce coup-ci…

Par ailleurs, il doit se douter que sa victoire médiatique écrasante, lors de la grève du 22 janvier, ne se répètera pas. Les médias, particulièrement sévères envers les instits parisiens, ont déjà commencé à mettre de l’eau dans leur vin, soit qu’ils aient découvert nuance et complexité, soit qu’ils aient fini par écouter ce que les instits avaient à dire – et certains échappent à la caricature, incroyable.

Quant à l’opinion publique, on l’annonce massivement derrière Peillon, parce que les français sont pour une réforme des rythmes scolaires. Mais on a aussi constaté que depuis son arrivée, Peillon a perdu près de 10% d’avis favorables sur cette question des rythmes (voir le précédent post sur les sondages).

Dans tous les cas, le ministre entendra dès l’annonce de la prime qu’il a cédé aux profs dès le premier mouvement d’humeur au lieu de se montrer ferme, qu’il leur a tout donné sans contrepartie, et plus encore. C’est un fait qu’après les 60 000 postes annoncés par Hollande et déjà planifiés sur le quinquennat, les 120 millions que coûterait la prime aux instits (soit la moitié de l’enveloppe allouée aux maires pour les rythmes) laisseraient Peillon en caleçon et en lunettes. Tout ça, pour se retrouver au bout de 8 mois sans gain réel, vont sans doute grommeler certains au gouvernement.

Les instits entre deux chaises

Quant aux instits qui sont concernés par ce mouvement de contestation (on saura le 12 quelle proportion exactement), ils vont devoir se positionner vis-à-vis de cette prime. On sait que la question des salaires est une des préoccupations les mieux partagées dans le premier degré. La prime sera-t-elle de nature à atténuer la colère, à amender les (op)positions ? Les réactions lues sur les réseaux sociaux laissent penser le contraire. Va-t-elle diviser un peu plus encore ceux qui sont contre cette réforme des rythmes et ceux qui l’approuvent et regrettent le discrédit qu’ils jugent porté sur la profession par les grévistes ?

En terme d’image, les instits risquent de sortir perdant / perdant de cette éventuelle prime. La grève du 22, largement incomprise par le grand public, d’autant plus quand il était éloigné des réalités de l’école, a jeté un voile sur l’image des instits. Les français, bien aidés en cela par les médias, ont essentiellement retenu un geste corporatiste, une histoire d’avantages acquis, de la part d’une profession souvent considérée comme privilégiée.

Si donc les instits se montrent dans l’ensemble contents de cette prime, qu’on sent un glissement dans les positions d’un certain nombre d’entre eux, ils risquent de s’entendre dire : « Vous voyez que vous êtes intéressés uniquement par vos intérêts ! Votre grève était un chantage qui n’avait rien à voir avec les élèves, et ça a bien marché, votre intimidation ! ». Sans compter que les revendications salariales des instits, pour légitimes qu’elles soient, peuvent facilement passer pour indécentes auprès du grand public par temps de crise.

Si les instits se montrent majoritairement mécontents de cette prime parce qu’insuffisante, ou qu’ils la repoussent en affirmant qu’on n’achètera pas de cette façon leur silence, ou qu’ils l’ignorent, estimant qu’il ne faut pas tout mélanger (rythmes, salaires, …), ils risquent d’entendre : « Non mais vous ne vous rendez vraiment pas compte de votre chance, par les temps qui courent, vous êtes privilégiés parmi les privilégiés ! On vous donne des sous et vous n’en voulez pas, c’est vraiment que vous n’en avez pas tant besoin que ça ! ».

A moins que l’annonce de cette prime soit simplement reçue comme une bonne nouvelle, qui ne doit en aucun cas occulter les discussions nécessaires sur l’avenir de l’école.

 

(1) Il est à noter que ces données, bien que datant de plusieurs mois, ont été ressorties durant les mouvements d’instits de janvier : pour ce qui est du rapport de l’OCDE, par le blog « L’éducation déchiffrée », sur le site du Monde (qui n’en finit plus de se racheter de son désormais célèbre édito, voir aussi ici) ; pour ce qui est du rapport de la DGAFP, par le site de La Tribune.

(2) Lors de la sortie du rapport en novembre, on avait insisté sur un autre point : c’est sur la base de ces rémunérations que l’Insee avait, en 2003, choisi de déclasser officiellement les instits, les faisant glisser de « profession intellectuelle supérieure » à « profession intermédiaire ». Et cette année, l’administration de l’Education nationale a choisi de retenir les critères de l’Insee pour le classement de ses personnels : c’est symbolique, mais l’Education Nationale, en retenant les critères salariaux de l’Insee, ne considère plus les instits exercent une profession intellectuelle.

 

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