(Crédit Fred Dufour / AFP)
Mercredi soir, les Echos.fr révélaient le projet de Vincent Peillon de geler l’avancement automatique et les promotions des fonctionnaires, à commencer par les enseignants. Le soir même le ministre démentait, mais le lendemain jeudi, les Echos.fr maintenaient leur information, confirmée dans la journée par un article transparent de FranceInfo.fr : le ministre de l’Education Nationale a bel et bien fait part de ce projet mercredi midi lors d’un déjeuner auquel participaient quelques journalistes, priés de garder pour eux cette info donnée « off », ce qu’ils n’ont finalement pas fait.
Alors que certains crient au coup monté, accusant le ministre d’avoir organisé la fuite afin de prendre le pouls, d’autres affirment que Bercy aurait sciemment sorti l’info afin de déstabiliser Peillon. Au-delà des jeux politiques, l’hypothèse a mis le monde de l’éducation en ébullition.
Réduire la masse salariale
François Hollande a annoncé son intention de faire 53 milliards d’euros d’économie, priant chaque ministère de réfléchir aux modalités de sa contribution. Evidemment, le poste le plus important de chaque budget, à savoir la masse salariale, est immédiatement pointée du doigt. Particulièrement à l’Education Nationale, où ce poste représente 92% d’un budget qui est, de loin, le plus important de l’état (46 milliards d’euros)… Clairement, Peillon n’a quasiment pas d’autre biais d’économie possible. Or, pour faire baisser la masse salariale, il n’y a guère que trois solutions :
- diminuer le nombre de salariés
- geler le point d’indice sur lequel est calculée la rémunération des fonctionnaires
- geler l’avancement automatique et les promotions (le « GVT », Glissement Vieillesse Technicité).
Impossible pour Peillon de diminuer le nombre de salariés du ministère de l’Education Nationale, Hollande a promis les fameux 60 000 postes sur le quinquennat. Impossible aussi de geler le point d’indice : il l’est déjà depuis 2010. Donc, seule possibilité, geler l’avancement et les promotions des profs, une mesure qui rapporterait entre 600 millions et 1,2 milliard selon les estimations.
Il y a toutefois d’autres scénarios possibles, d’après les Echos : « Autres pistes : l’allongement de la durée des échelons (130 millions d’euros économisés pour un allongement de trois mois) ou encore la baisse de la proportion des promotions (60 millions d’euros si la part est ramenée à son niveau de 2008) ». Dans tous les cas, il s’agit bien d’argent que ne toucheront pas les profs.
Les 60 000 postes, ce boulet…
Depuis son arrivée rue de Grenelle, Vincent Peillon travaille avec un boulet aux pieds : les 60 000 postes promis par Hollande sont un investissement considérable (7,5 milliards sur 5 ans) et représentent un coût d’autant plus important qu’en période de crise les autres ministères sont invités à se serrer la ceinture. On se souvient de cette annonce faite en septembre 2011 par le candidat Hollande : elle avait, dit-on, surpris jusque ses plus proches conseillers et avait créé la polémique y compris parmi les partisans du candidat socialiste. Durant la campagne, c’était devenu un leitmotiv et on n’avait pas caché, à l’époque, notre scepticisme, pointant le fait que cette mesure « pourrait embarrasser Hollande, d’un point de vue idéologique (la crise), mais aussi budgétaire car le coût de cette mesure pourrait bien en empêcher d’autres », notamment une éventuelle revalorisation salariale particulièrement attendue. Voilà qu’aujourd’hui, ces 60 000 postes pourraient paradoxalement coûter plus aux profs que prévu…
Depuis, il n’est pas une réforme lancée par Peillon sans que ne revienne en boomerang l’absence de marge de manœuvre induite par les 60 000 postes. Réformer tout de même de manière ambitieuse, en période de crise, lesté du boulet à 60 000, c’est pourtant ce que le ministre a continué à vouloir faire, commençant même par une réforme coûteuse, celle des rythmes scolaires…
L’ardoise de Sarkozy
Décidément, Vincent Peillon et l’Education Nationale n’en finissent plus de payer l’ardoise laissée par le désastreux quinquennat éducatif de Nicolas Sarkozy. Suppression de 80.000 postes, suppression de la formation des profs, suppression du samedi matin et passage à la dramatique semaine de 4,5 jours, etc., autant de mesures destructrices sur les ruines desquelles le ministre actuel tente de reconstruire. Mais la reconstruction, l’impossible rétablissement d’une situation antérieure coûte énormément d’argent, un argent qu’on n’a pas. Le quinquennat Sarkozy a fragilisé l’école, structurellement et durablement : on avait bien senti les effets néfastes sur le terrain, à l’époque, on avait moins anticipé les effets à long terme, désormais bien visibles…
La hache de guerre
Pour les profs, ce projet pourrait bien la goutte d’eau, et les syndicats ont aussitôt fait savoir qu’il s’agirait d’un casus belli. C’est que la question des salaires est particulièrement sensible, chez les profs. Entre 2000 et 2010, un enseignant français a perdu 8% de pouvoir d’achat (imaginez, un mois de salaire supprimé), là où celui de ses collègues étrangers augmentait en moyenne de 20% (source OCDE). Depuis 2010 le point d’indice est gelé et les prélèvements ont augmenté : régulièrement, la fiche de paie est à la baisse, de 10 ou 20 euros… L’économiste Robert Gary-Bobo, après avoir mis en évidence une perte de pouvoir d’achat de 20 % entre 1981 et 2004, estime que « pour que les enseignants retrouvent, sur leur cycle de carrière, les mêmes espérances de gains que leurs aînés, recrutés en 1981, il faudrait revaloriser les salaires d’au moins 40 % ».
La dernière livraison de PISA 2013, qui n’évalue pas que les élèves mais aussi les systèmes éducatifs, confirme une nouvelle fois que les enseignants français, particulièrement ceux du primaires, sont nettement moins bien payés que la plupart de leur homologues de l’OCDE, mais aussi, à niveau de formation égal, que dans les autres métiers. Pourtant, la relation entre niveau de salaire des enseignants et qualité du système éducatif n’est plus à prouver.
Comme par ailleurs les enseignants ont le sentiment que la réforme des rythmes, figure de proue de la "refondation de l’école", s’est faite sans eux –les industries du tourisme ont par exemple été beaucoup plus écoutées – on sent qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour mettre le feu aux poudres.
Au fait, c’est la crise
Le problème au fond, c’est qu’on a encore du mal à se dire en France, et ce malgré le chômage, les fermetures d’entreprises, etc., que c’est la crise, la vraie grosse crise. Qui a un peu voyagé dans le Sud de l’Europe sait à quel point la crise peut prendre des tours sinistres, au quotidien, pour des millions de personnes, à quel point des mesures de restriction draconiennes sont mises en place et impactent fortement la vie des gens. En Espagne, au Portugal, en Italie, mais aussi au Royaume-Uni, le salaire des fonctionnaires a été revu, d’une manière ou d’une autre, à la baisse. Est-il l’heure d’accepter cela, ici ?
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