Critique de la Refondation : la gêne des "corps intermédiaires"

Parmi le flot de réactions que le post des « dindons » n’a pas manqué d’entraîner, un certain nombre d’interventions, le plus souvent discrètes, toutes quasiment sur les réseaux sociaux, m’ont interpellé. Le ton très engagé du post, contre la proposition du ministre Peillon sur les rythmes scolaires (ajout d’une demi-heure d’aide aux devoirs en classe avec l’enseignant, avec tout ce qui en découle), m’a valu quelques commentaires plus ou moins sibyllins de la part de contacts et de connaissances virtuelles mais néanmoins sincères, et aussi d’amis réels. En substance, il m’était reproché d’avoir mis le feu aux poudres, d’avoir manqué de nuance, de ne pas avoir pesé la portée éventuelle de mes propos, de prendre le risque de monter les instits contre Peillon (merci de me prêter autant d’influence, ouarf).

On m’a dit que je ne maîtrisais pas tout, que je n’avais pas connaissance de certains éléments, qu’il fallait se méfier des bruits de couloirs, des premiers commentaires de ceux qui eux étaient présents. On m’a dit que tout ceci devait être replacé dans le contexte plus vaste de négociations aux airs de poker menteur, cartes ouvertes, cartes cachées, communications de face et révélations de biais – jeu de dupes entre syndicats, associations rompues aux tables rondes et équipe ministérielle connaissant parfaitement la musique et jouant chacun sa partition avec brio.

"Casser l'élan"

Soit. Je veux bien prendre ma part et m’auto-flageller la naïveté à grands coups de tweets contrits. Il semblerait quand même qu’on ne soit pas loin du compte.

Reste que ce tirage de joue amical et finalement inoffensif ne m’aurait pas plus marqué que ça s’il ne s’était accompagné de ronds de jambes embarrassés et de confidences quelque peu embêtées. Car le vrai reproche, au fond, portait sur l’opportunité de critiquer de manière un peu trop véhémente une proposition du ministre Peillon, celui-là même sur lequel tout le camp de l’éducation digne de ce nom a misé son livret A, le surdoué du cartable, le pur-sang qui va faire gagner l’école, le crack de la pédagogie au discours fédérateur, le champion maison arrivé aux plus hautes responsabilités et qui va nous venger des années de mise à sac.

« Tu ne te rends pas compte, avec de tels propos on va finir par casser l’élan, briser la dynamique que Peillon a si bien initiés » ; « il y a peut-être des couacs en coulisse, mais est-ce que cela vaut le coup de jeter le bébé avec l’eau du bain ? » ; « Peillon a plus fait pour l’école et les profs en un été que ses prédécesseurs depuis 10 ans, il a remis l’école dans le bon sens, il la connaît, il est entouré de gens qui la connaissent, tu me fais rire avec ton histoire de dindons à la con ! »… et enfin ce dernier argument : « avec des sorties comme celle-là, t’étonnes pas que les gens ait l’image d’une profession figée et pensent qu’il est impossible de réformer l’école à cause des profs ». Paf.

Ne pas faire trop de bruit

Ajoutez à cela des échos venus du terrain, où plusieurs contacts témoignent de l’inconfort dans lequel se trouve la sphère syndicale qui rechigne à faire grève contre un ministre de gauche malgré les désaccords. Ou cet aveu, encore, quand on s’étonne que la possibilité d’une suppression de l’Aide Personnalisée n’ait pas été relayée plus avant par les participants aux négociations : « Tu comprends, la droite pourrait s’engouffrer dans la brèche et dénoncer la fin de l’aide aux élèves en difficulté ; alors on ne fait pas trop de bruit là-dessus, de toute façon, ce ne sont que des discussions ». Et aussi – surtout – ces chapeaux avalés lors des négociations, où les participants découvrent que la loi est en train d’être rédigée, parallèlement aux discussions. La hache de guerre aurait été déterrée pour moins que ça, sous Chatel.

On le voit, les fameux « corps intermédiaires » sont bien emmerdés sous Peillon. D’un côté, ils partagent l’essentiel des vues, des diagnostics, de la vision éducative du ministre et souhaitent accompagner le changement au sein de la Refondation. D’un autre côté ils voient bien que certaines choses clochent, ils constatent les dysfonctionnements, les erreurs de méthode, observent la tournure contestable de certaines réformes, ils entendent les inquiétudes sourdes de la base, mais n’osent pas franchement remettre en question la politique du ministre par peur de le fragiliser.

Ce qu'on peut avoir de mieux

Après des années d’une politique éducative de droite, catastrophique, clivante, méprisante, qui les a de plus violemment vilipendés, les corps intermédiaires savent que Peillon, réformateur de gauche, est ce qu’ils peuvent avoir de mieux comme interlocuteur. Alors il faut le ménager. On ne va quand même pas prendre le risque de faire tanguer la barque. On est du même camp, au fond, on ne va pas se tirer une balle dans le pied. Souvenez-vous de la situation de l’école il y a encore quelques mois, le dialogue est enfin renoué, on ne va pas couper les ponts.

Pour qui a vécu de près les années Darcos / Chatel cette manière de voir peut se comprendre, mais elle risque de nous mener dans le mur.

Soyons clair : Peillon a soulevé à son arrivée un vent d’espoir que peu de ministres ont connu avant lui. Malgré une ou deux bourdes il a, c’est vrai, permis en cinq mois d’intéressantes avancées : l’accent mis sur le primaire, le retour de la formation des profs, la prise en compte des spécificités de l’école maternelle… ; ses discours ont rassuré une population (les profs) traumatisée par le dénigrement et la stigmatisation des années Darcos / Chatel ; ses promesses vont elles aussi dans le bons sens (plus de profs que de classes en primaire, augmentation du salaire des enseignants dès que possible…). De manière évidente et incontestable, Peillon a remis l’EN dans le bon sens.

Opposition corps et âme contre altercation de camarades

Mais je soutiens que c’est précisément pour cette raison qu’il faut dire en toute sincérité, en toute bonne foi, quand les choses ne vont pas dans le bon sens ! Il doit y avoir une critique constructive de la Refondation ! Hors de question de laisser à la droite, incroyable de culot après ce qu’elle a fait pendant 10 ans, le loisir de critiquer de manière négative et destructrice. Parce qu’on croit à la Refondation, malgré tout, malgré le manque de moyens qui risque de réduire sacrément la voilure, il faut dire quand les sentiers empruntés ressemblent fort à des impasses. Il est du devoir de ceux qui accompagnent de signifier à quel moment précis ils cessent d’accompagner, et pourquoi.

Cette critique n’a rien à voir avec l’opposition franche et farouche avec la politique menée par Chatel : autant il fallait s’opposer corps et âme au dévoiement mensonger, aux propos manipulateurs, à la poudre aux yeux comme ligne politique, au démembrement réel de l’EN, aux réformes aberrantes, dans la certitude que nous ne faisions pas partie du même camp, que leur manière de faire ne pourrait jamais rejoindre notre manière de voir, autant l’opposition à Peillon sur la question des rythmes scolaires est une opposition de corps, presque une altercation entre camarades d’assemblée générale, une manière de dire « tu te trompes Vincent, on est d’accord sur plein de choses, mais là tu as tort, on ne te suivra pas sur ce coup-là ».

Réformette cache-misère

La réforme des rythmes scolaires, voulue par tous ou presque, on le redit donc fermement et sans animosité, est en train de virer à la réformette cache-misère : journées à peine moins longues, plus denses encore à cause de programmes toujours aussi chargés, aide aux devoirs en forme de trompe-l’œil, périscolaire a minima, alternance vacances / classe inchangée… Tout faux, ou presque.

Cette critique constructive, les corps intermédiaires – syndicats, associations, mouvements divers – ne doivent pas hésiter à la faire, sans quoi ils cessent de jouer leur rôle. Les intentions de Peillon sont certes louables, mais on est passé à la phase concrète, la seule qui compte, soit le moment précis ou la vigilance critique doit être à son point le plus élevé.

Car il y a d’autres dossiers à venir : déjà, on entend ici ou là dire que la refonte de la formation des enseignants (création des ESPE) pourrait elle aussi accoucher d’une souris.

 

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