Européennes du 25 mai 2014 : comment interpréter l’écart entre prévisions du modèle ElectionScope, estimations des sondages et résultats réels ?

Pierre Andrieu/ AFP repris par Francetv info

 Dans notre post du 10 mai 2014, nous évoquions le fait que les élections européennes s’avéraient toujours difficiles à prévoir pour les modèles statistiques politico-économiques, chacune d’entre elles amenant son lot de surprises depuis 1979.

Cette fois,  la surprise fût double avec l’effondrement de la gauche en général  (33,43% contre 45,62% en 2009) et du PS en particulier (13,98% contre 16,48% en 2009) puis l’envolée du Front National à 24,98% (contre 6,85% en 2009[1]).

De son côté, le bloc droite « classique » et centre n’est pas mieux loti puisqu’il passe de  43,08 % en 2009 à  36,71% des voix aujourd’hui. Dans cet ensemble, l’UMP (avec le Nouveau Centre) passe de 27,88% des voix en 2009  à 20,79% des voix aujourd’hui.

Reste à savoir si le FN a bénéficié d’un vrai vote de rupture et d’adhésion ou a concentré, de manière inédite, la colère des électeurs qu’elle vienne de droite ou de gauche.

Les modèles statistiques et les sondages appliqués aux Européennes, quelles différence ?

Les intentions de vote estimées par les instituts de sondage (données arrêtées au 21 mai 2014) ont vu juste en moyenne. Elles ont capté le bon rapport de force électoral et anticipé l’ordre d’arrivée des principaux partis. Une semaine avant l’échéance, on note toutefois une sous-estimation de près de 3 points du score du FN et une surestimation de plus de 2 points du PS (figure 2). Jusqu’au 10 mai 2014, les sondages surestimaient encore le PS de  4,5 points. Les sondages, plus prompts à recueillir ce qui relève du subjectif, ont ainsi pu enregistrer ce qui allait devenir un vote « éruptif ».

De leur côté, les modèles statistiques (figure 1) reposent principalement sur les facteurs explicatifs objectifs. Dès lors, plus le vote est rationnel (par opposition à un vote émotionnel) et meilleures sont les prévisions. C’est ainsi que les élections nationales sont en moyenne mieux modélisables, car les comportements résumés par les équations sont moins instables, contrairement au cas des Européennes.

En dépit de ces réserves, l’interprétation de l’écart entre prévisions du modèle et résultats effectifs reste digne d’intérêt.



Comment interpréter l’écart entre prévisions du modèle politico-économique et résultats réels ?

Globalement, le modèle a anticipé correctement le score du bloc « droite classique + centre » avec une prévision de 38,9% contre un score réel de 36,7%. En revanche, il surestime le bloc de gauche  de 11,45 points et le Front National de 9 points.

Dans le détail (tableau 1 et figure 1), le modèle  est relativement conforme au « vrai » score pour les écologistes, les divers gauche, l’alternative (UDI-MODEM) et les souverainistes (+ divers droite). Il s’approche du score de l’UMP et de l’extrême gauche en les surestimant  légèrement toutefois.

 

En revanche, le PS est fortement surestimé de près de 8 points, le Front de gauche de 3 points et (nous l’avons vu) le FN est sous-estimé de 9 points. Ajoutons que les scores réels du PS et du FN sont aux antipodes de la marge d’erreur du  modèle.

Comme nous l’avons déjà souligné, un modèle statistique de vote ne vaut que par les facteurs explicatifs qui le composent. Rappelons que nos principaux déterminants sont la variation du chômage, le vote présidentiel passé, la popularité de l’exécutif, les bastions électoraux  dans les territoires, la foi en l’Europe, etc...

Selon la rhétorique consacrée, sur cette base de facteurs explicatifs, et si les électeurs s’étaient comportés en moyenne comme ils l’ont fait depuis 1979, le FN aurait dû réaliser entre 13,9 et 17,7% des voix, le PS entre 19,5 et 23,9% et enfin l’UMP, entre 21,5% et 25,9%.

Et ce ne fût pas le cas…

En réalité, plus l’émotion et la psychologie entrent dans la partie et plus la prévision risque de s’écarter des résultats réels.

Un vote à dimensions multiples aux ressorts nationaux et européens

Or, le vote du 25 mai, tout en enregistrant le jugement des français sur le chômage et la popularité de l’exécutif va bien au-delà. Aux précédents facteurs, s’est superposé un vote « défouloir », à dimensions multiples, dont la nature prospective est notoire. Ajoutons que l’absence d’enjeux électoraux nationaux immédiats a aussi contribué à décomplexer les électeurs.

Il faut ainsi lire ce vote :

-          au niveau national comme :

  •  un vote défouloir à l’encontre des partis de gouvernement, impuissants face à la résolution des crises depuis 30 ans et régulièrement englués dans les affaires,
  • Un vote de colère de l’électorat de gauche, émanant surtout des couches populaires, en état de malaise face à un gouvernement ayant choisi la voie sociale-libérale,
  • Un vote de colère des électeurs de droite agacés par, pêle-mêle, la pression fiscale, les réformes sociétales du gouvernement, le déclassement des classes moyennes, la méritocratie en panne,  et…l’absence de leadership au sein des partis censés les représenter…

-          au niveau européen comme :

  •  un vote éruptif à l’endroit de la gouvernance de l’Europe telle qu’elle est pratiquée (déficit de démocratie, absence d’information sur le travail des experts et des institutions, interrogations sur la nature future de l’UE, plus fédérale par exemple…, nature trop néo-classique et monétariste des politiques économiques, etc.. ). Ceci tranche d’ailleurs avec les derniers Eurobaromètres publiés, plutôt optimistes, sur le sentiment d’appartenance à l’Europe des français et les gains qu’ils en ont retiré jusque là.
  • Un vote de crainte quant à l’élargissement des frontières, à l’absence de protection face à la mondialisation,…

Le vote de colère a apporté une « prime » électorale à un FN déjà en progression

Alors que le FN se serait certainement rapproché de son score de la présidentielle 2012, quoiqu’il advienne, la nature émotionnelle (et éruptive) du vote du 25 mai lui a certainement rapporté autour de 7 points supplémentaires. Et ce, largement au détriment du PS et dans une mesure moindre au détriment de l’UMP. Et c’est peut-être là que se situe la véritable rupture. Jusqu’ici, le FN avait déjà absorbé une grande partie du vote ouvrier dans les bastions traditionnels du parti communiste (d’où l’hypothèse du « gaucho-lepenisme » de Pascal Perrineau). Aujourd’hui, il siphonne une partie des déçus du PS, qui franchissent le pas, comme ce fut le cas aux dernières municipales dans des villes comme Hénin-Beaumont. Par ailleurs, la captation progressive du vote des moins de 35 ans par le FN, alors qu’il était traditionnellement fidèle au PS, en est un autre exemple.

Pour un bon décryptage, il est nécessaire de croiser simulation des modèles et intentions de vote des sondages

Comme nous l’avons rappelé dans nos précédents posts, la prévision issue d’un modèle statistique n’est pas « vraie » a priori. Elle est toujours conditionnelle au sens où elle dépend des hypothèses qui ont contribué à la générer. Lorsqu’une prévision ne se réalise pas, l’avantage d’un modèle est alors de pouvoir analyser pourquoi elle a échoué. Souvent  à cause de chocs non prévus (exemple des attentats de Madrid) ou d’une surréaction des électeurs d’ordre émotionnel (colère poussant à instrumentalisation de l’élection, ralliement aux chefs d’Etats en cas de crise internationale, etc.). Et dans ce cadre précis, l’évolution des intentions de vote des sondages est un élément de comparaison indispensable. Dès lors, en guise de conclusion provisoire, lorsque la psychologie domine, l’avantage reste souvent aux sondages. Mais lorsque le rationnel l’emporte, avantage aux modèles. Et pour l’heure, le vote aux Européennes est très éloigné d’un vote rationnel. Mais le peut-il ?



[1] Avec les divers Extrême droite.