Le 22 mai 2014, le Premier ministre Manuel Valls, en campagne pour les Européennes à Barcelone, lançais aux sympathisants socialistes qu’il allait falloir choisir entre une « Europe de droite qui a échoué et une Europe de gauche qui est la seule capable de relancer le projet européen ».
Ce discours accrédite la thèse selon laquelle il existerait à l’échelon supranational une différence marquée entre une gouvernance de droite, prioritairement axée sur la désinflation compétitive et la rigueur budgétaire, et une gouvernance de gauche, défendant le principe de relance économique (en partie par la demande) et l’idée d’Europe sociale. Les économistes diraient que les tenants du monétarisme et de l’économie néo-classique font face aux partisans des thèses neo-keynésiennes.
Gauche et droite en Europe : le choc des modèles économiques ?
Les élections Européennes seraient alors le moment de confronter, tous les cinq ans ces deux modèles économiques rivaux, typiques d’une politique économique de « droite » et de « gauche » à l’échelle de l’Europe entière.
Ainsi, le nombre de députés obtenus respectivement par le PPE, l’ALDE, A&D (PSE), les Verts-ALE et la GUE-GNV (voir tableau 1 ci-dessous) devrait donner l’orientation idéologique de l’Europe pour les cinq ans à venir[1].
Selon les dispositions du traité de Lisbonne (2007-2009), à l’orientation idéologique de ce premier pilier de la gouvernance européenne devrait correspondre celle du futur président de la commission européenne (second pilier), qui devrait en principe être issu du parti arrivé en tête, après confirmation par un vote du Parlement toutefois…
le clivage « droite-gauche » dans l’UE à travers les chefs de gouvernement issus des élections législatives
La campagne des élections européennes a cependant pour effet d’occulter l’importance de deux institutions qui peuvent aussi refléter le clivage « droite-gauche » en Europe. Il s’agit du Conseil (des ministres) de l’union européenne, le troisième pilier des institutions, et enfin, du Conseil européen (des chefs d’Etat et de gouvernements). Ces instances sont en principe « non-politisées » ayant avant tout un rôle de représentation des pays membres. Il n’en reste pas moins que leur composition, et donc le nombre de Premier ministres de chaque camp, évolue en fonction de chaque élection législative, tenue dans chaque pays de l’UE. A travers ce rapport de force « potentiel » au sein des conseils on peut ainsi lire de manière fine, l’évolution de l’orientation partisane de l’Europe. Paradoxalement, alors que le vote aux élections européennes ne se pose pas a priori en termes nationaux, les élections législatives tenues une à une dans chaque pays ont une incidence au plus haut niveau européen.
Une Europe « plutôt à gauche » ou « plutôt à droite » influence-t-elle de la même manière l’économie et en particulier le chômage ?
Dans ce registre, selon la théorie du « cycle partisan rationnel » de l’économiste américain Alberto Alesina, les électeurs ont tendance à porter au pouvoir les partis politiques réputés être les plus compétents pour traiter le problème économique du moment. Par exemple, en transposant l’hypothèse au niveau européen, si le taux de chômage progresse dans plusieurs pays, on portera au pouvoir des équipes de « gauche » dont la réputation est d’accorder une priorité à l’emploi et à l’Europe sociale. Ce qui devrait s’accompagner de politiques budgétaires moins restrictives et d’une pression accrue sur la banque centrale pour qu’elle conduise une politique monétaire plus accommodante. La décrue du chômage devrait ensuite se traduire par le reflux de la gauche et corrélativement, le retour de la droite aux affaires. A contrario, si l’objectif prioritaire est la maîtrise de l’inflation et la réduction des dépenses publiques, les électeurs devraient porter des coalitions de droite au pouvoir, avec en accompagnement un renforcement de l’orthodoxie monétariste.
Cycle partisan « droite-gauche » en Europe et évolution du chômage
ElectionScope a reconstitué le rapport de force droite-gauche, au gré du processus d’élargissement et de la tenue des législatives depuis 1977, en cumulant pour chaque année, le nombre de Premier ministres de droite et de gauche au pouvoir dans chacun des pays de l’UE. Dans le graphique 1 ci-dessous, nous avons également croisé le nombre de Premier ministres (en % du total droite-gauche) avec le taux de chômage dans l’Union Européenne. Le graphique 2 représente le cumul des droits de vote de chaque pays en reprenant la logique « gauche-droite » du graphique 1. Le cycle obtenu est conforme à celui calculé à partir des chefs de gouvernement.
Sur l’ensemble de la période, selon nos critères, on observe que le poids politique de la gauche n’a pas dépassé 35% avant 1994. Nous avons ainsi une Europe résolument « de droite ». Cependant, sous l’UE15 (Union européenne à 15 pays), la gauche est devenue majoritaire de 1996 à 2002, jusqu’à 73% en 1999. A cet égard, elle compte dans ses rangs trois pays dont les droits de vote sont les plus forts, la France (sous Lionel Jospin), la Grande Bretagne (sous Tony Blair) et l’Allemagne (sous Gerhard Schroeder). La gauche avait à cette époque une chance unique de faire avancer l’Europe Sociale et d’imposer des critères de convergence réels (sur l’emploi, la croissance) à côté des critères de Maastricht. Malheureusement, en privilégiant, pour leurs pays respectifs, une politique sociale-libérale, Tony Blair et Gerhard Schroeder finirent par « lâcher » Lionel Jospin et leurs partenaires socio-démocrates du moment. Dès 2003, avant le passage à l’UE25, le poids politique de la gauche repasse au dessous des 50% à la suite de plusieurs législatives remportées par la droite. Après s’être fixé autour des 40% jusqu’en 2010, le poids de la gauche s’effondre à 23% en 2012 avant de rebondir timidement en 2013 avant l’entrée de la Croatie.
Au final, quel est le lien empirique entre l’évolution du poids politique de la gauche et celle du taux de chômage européen ?
Sur les 36 années de la période étudiée (1977-2013), la théorie du cycle partisan rationnel d’Alesina (montée ou décrue concomitantes du vote à gauche et du chômage) est vérifiée aux deux tiers mais dissimule une véritable fracture avant et après l’entrée dans l’UE à 15 (i.e. 1995), c'est-à-dire après la mise en application du traité de Maastricht et de l’Union Economique et Monétaire (1992-1993) et avant le traité d’Amsterdam (en 1997).
Ainsi, après 1995, la théorie n’est plus vérifiée que dans 44% des cas, dit autrement, lorsque le chômage augmente dans l’UE, la gauche n’est plus jugée la plus compétente pour résoudre le problème du chômage. Cette perte de crédibilité est patente entre 1994 et 2004 puis entre 2007 et 2013.
Entre 1994 et 2004 la gauche est potentiellement majoritaire en Europe mais…
En définitive, entre 1994 et 2004, la gauche est potentiellement majoritaire dans l’UE (voir graphique) mais reste inerte et donc échoue face au chômage. Entre 2007 et 2013, la gauche n’est plus un recours face à la crise économique engendrée par la crise des subprimes puis celle de la dette souveraine.
Alors qu’elle est était en position de force à l’époque du trio Jospin-Blair-Schroeder, l’Europe de « gauche » n’a pas su s’imposer, minée qu’elle était par l’opposition entre socialistes et socio-libéraux. Mais qu’en est-il d’une Europe de « droite » ?
Et la droite en Europe ?
En réalité, les contours d’une droite européenne sont particulièrement difficiles à cerner. D’une part, parfois (mais pas toujours) unies au niveau national, les trois grandes familles de la droite « classique », les chrétiens démocrates, les libéraux et les conservateurs, s’opposent systématiquement à l’échelon supranational, les deux premières étant plus europhiles que la troisième. Ceci donne lieu à des vas-et-viens fréquents, de la part de certains eurodéputés de « droite » entre le PPE, les libéraux-centristes de l’ADLE voire avec d’autres groupes plus eurosceptiques.
D’autre part, la droite classique est de plus en plus concurrencée par la droite souverainiste, populiste et/ou extrême. Cet ensemble est lui-même hétérogène. Le fait que le UKIP britannique ne veuille pas composer avec le FN de Marine le Pen en est l’exemple. La droite extrême européenne ne se retrouve finalement que sur la « déconstruction » européenne.
L’alliance objective entre socio-démocrates et démocrates chrétiens
C’est ainsi que les deux grandes familles historiques, gardiennes du « temple européen », que sont les socio-démocrates et les Chrétiens-démocrates, restent des alliées quand il s’agit de défendre et d’entretenir l’objectif d’une Europe fédérale. Ce qui a pour inconvénient, parfois, de troubler des électeurs qui apprendrait, par hypothèse pure, qu’Angela Merkel pourrait soutenir la candidature de Martin Schulz à la présidence de la commission européenne et non celle de Jean-Claude Junker.
Le dilemme intégration européenne-démocratie
Il n’en reste pas moins que ce dessein, chéri par les pères de l’Europe, revient à faire accepter aux citoyens-électeurs de l’UE l’étape ultime de l’intégration, à savoir l’intégration politique. Ce qui revient à accepter la gouvernance des « experts », moins de souveraineté et mécaniquement, moins de démocratie. Persuader les européens que cette douloureuse contradiction (ou dissonance cognitive), théorisée par l’économiste Dani Rodrik, est porteuse de bienfaits pour les générations futures reste un défi électoralement coûteux pour les partis de gouvernement, que ce soit dans une « Europe de gauche » ou une « Europe de droite ».
[1] La droite eurosceptique et souverainiste est en outre représentée par le groupe Europe-Liberté-Démocratie, la droite anti-fédéraliste par le groupe des conservateurs et réformistes européens. Reste enfin les nationalistes représentés au sein de l’Alliance européenne des mouvements nationaux.