La BCE passe au négatif
Vous le savez sans doute si vous suivez l'actualité économique et financière: la Banque Centrale Européenne a annoncé jeudi dernier un ensemble de mesures de politique monétaire, avec pour but de stimuler l'activité dans la zone euro, essayant de ranimer le marché du crédit dans la zone euro, et de contrecarrer les tendances à la déflation, et de hausse de l'euro.
Parmi ces mesures, l'utilisation, relativement inédite (cela a déjà essayé par le Danemark, par exemple) d'un taux d'intérêt négatif: -0,10% sur les réserves excédentaires, c'est à dire les dépôts que les banques effectuent à la BCE en plus de ce à quoi elles sont obligées pour raisons réglementaires. Toutes les banques ont en effet un compte à la BCE qui doit être alimenté, en proportion des crédits qu'elles accordent; mais elles y déposent parfois plus que le strict nécessaire. Ces dépôts excédentaires seront donc désormais taxés à hauteur de 0,1% par an.
C'est moins bizarre que ça n'en a l'air: après tout, si vous avez en moyenne 1000 euros sur votre compte courant (par exemple, si vous recevez chaque mois un salaire de 2000 euros qui est intégralement dépensé durant celui-ci) et que votre banque vous facture à l'année 50 euros de "frais de tenue de compte", c'est comme si elle vous imposait un taux d'intérêt négatif de 5%; vous lui prêtez de l'argent et elle vous en prend. Vous l'acceptez parce que c'est pratique (et même indispensable...) d'avoir un compte bancaire. Les banques devront accepter les taux négatifs sur leurs dépôts excédentaires parce qu'elles n'ont pas le choix.
Comment gagner 50 000 euros sans rien faire
Et cela vous offre l'opportunité de faire fortune, comme l'explique James Hamilton. Voici comment. Allez voir votre banque. Proposez-lui de vous confier 100 millions d'euros en billets. Déposez les billets dans une valise (assez grande, cela représente environ 220 kg en billets de 500 euros) et cachez soigneusement celle-ci. Gardez les billets pendant un an (surveillez-les bien, quand même). Puis, au bout d'un an, rapportez-les à la banque, en conservant pour vous 0,05% du total, c'est à dire 50 000 euros.
Pour vous, c'est évidemment une opération très rentable (à condition d'avoir une bonne cachette pour les billets, évidemment): vous gagnez 50 000 euros sans rien faire. Mais pour le système bancaire, c'est aussi une opération gagnante : il vaut mieux payer 0.05% que 0.1%.
Le sparadrap du capitaine Haddock
En effet, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce taux d'intérêt négatif n'a pas pour but de conduire les banques à prêter à l'économie les liquidités qu'elles conservent en dépôt à la BCE; Si la banque A veut utiliser son dépôt à la BCE pour acheter un titre, ou accorder un crédit, qui lui éviterait de perdre les intérêts négatifs, le vendeur du titre ou le bénéficiaire du crédit va recevoir cet argent sur son compte en banque: le dépôt à la BCE va simplement passer d'une banque à une autre. Le total des dépôts effectués ne change pas, les dépôts changent simplement de main, mais, comme le sparadrap du capitaine Haddock, il est impossible de s'en débarrasser : on peut simplement transférer les dépôts à quelqu'un d'autre. Et au bout du compte, il y aura quelqu'un qui se retrouvera avec les dépôts excédentaires et qui paiera l'intérêt négatif.
On peut espérer que ce mécanisme, par lequel les banques cherchent à remplacer leurs dépôts excédentaires par des actifs mieux rémunérés, aura des conséquences souhaitées, octroi de crédits supplémentaires ou baisse de l'euro. Lorsque le Danemark avait eu recours aux taux négatifs, c'était d'ailleurs dans ce but de politique de change. Mais il n'est pas du tout certain que cela conduise à ces conséquences. Après tout, une manière pour les banques de réduire leurs dépôts à la banque centrale est de demander leur conversion en billets (comme vous pouvez réduire vos dépôts à la banque en faisant un retrait en espèces). Empiler des billets de banque dans un coffre, comme l'Oncle Picsou, devient une opération attractive : ils rapportent zéro, ce qui est mieux que le rendement négatif des dépôts à la BCE.
Et on voit mal comment le fait d'empiler des billets dans des coffres pourrait bénéficier de quelque façon que ce soit à l'activité économique dans la zone euro.
Les limites de la politique monétaire
En temps normal, la politique monétaire agit sur l'activité économique en agissant sur le taux d'intérêt. Mais lorsque les taux d'intérêt s'approchent de zéro, l'efficacité de ce mécanisme diminue. On peut faire passer les taux d'intérêt en négatif, mais cela incite alors à empiler des billets de banque plutôt que de perdre de l'argent en prêtant. Les économistes ne sont pas d'accord sur ce qui peut être fait lorsqu'on atteint cette limite de taux d'intérêt à zéro; pour certains, la solution serait de supprimer les pièces et les billets et de ne plus avoir que de la monnaie électronique; étant donnée la difficulté à faire disparaître les centimes d'euro, ce n'est pas pour tout de suite.
D'autres économistes préconisent des mesures de politique monétaire "non conventionnelles": achat de titres par la banque centrale par exemple (ce que les banquiers centraux, avec leur talent inné pour inventer un jargon obscur, appellent le "quantitative easing"). Mais beaucoup doutent de l'efficacité de ces techniques, qui nécessitent une banque centrale décidée à agir de manière irrationnelle s'il le faut; Les contraintes qui s'exercent sur la BCE sont trop importantes pour que cela arrive. Faute de cela, c'est la politique budgétaire qui doit prendre le relais - et elle est aussi très contrainte dans la zone euro.
On va bientôt connaître l'ampleur de ce que peut la politique monétaire seule en Europe; mais il y a des chances pour que ce ne soit pas suffisant. Ce n'est pas tant l'offre de crédits que la demande qui pose problème en Europe; et il n'est pas sain qu'actuellement, le gouvernement irlandais ou espagnol puisse emprunter à un meilleur taux que l'américain; et surtout, que cela puisse changer du jour au lendemain en fonction de décisions prises à la BCE. Même le problème de crédit dans les pays d'Europe périphérique, dans lesquels les entreprises subissent parfois des taux à deux chiffres quand on veut bien leur prêter, ne sera pas tellement changé par quelques dixièmes de points de baisse des taux de la BCE.
Dans le contexte actuel, la BCE ne pouvait pas faire grand chose d'autre; Mais elle s'est mise dans une situation inconfortable, dans laquelle son action n'aura plus beaucoup d'effet supplémentaire.