"C'est exceptionnel"
Lorsque le sauvetage de la Grèce a imposé des pertes aux détenteurs de dette publique grecque, donc un défaut partiel du gouvernement grec, tous les dirigeants de la zone euro disaient que c'était exceptionnel, que la Grèce était un cas particulier, que ce qui s'est passé là ne se reproduirait jamais.
Lorsque l'Irlande a en pratique monétisé une partie de la garantie publique apportée à ses banques, utilisant une entourloupe pour contourner les traités européens qui l'interdisent, le président de la BCE s'est contenté de dire que la BCE "prenait note" de l'opération. Mais c'était un cas exceptionnel : après tout, l'Irlande se porte mieux, a pu revenir sur les marchés : elle est le "bon élève" de la zone euro.
Maintenant, c'est au tour de Chypre d'être un cas exceptionnel. Pour Chypre, la solution possible était d'être soit l'Irlande, soir l'Islande (qui a refusé d'honorer les dépôts des non résidents). Ce sera finalement encore autre chose : en échange d'un prêt de 10 milliards d'euros, le pays va devoir augmenter son impôt sur les bénéfices, mais surtout, tous les déposants (nationaux et étrangers) subiront un prélèvement sur les dépôts, de 6.75% pour les comptes contenant moins de 100 000 euros, et 9.9% pour ceux qui contiennent plus.
Si vous avez un doute sur ce que cela signifie, si vous êtes un chypriote qui a 1000 euros sur son compte courant et 2000 sur un livret d'épargne, mardi (les banques chypriotes sont fermées lundi) le premier compte aura subi un prélèvement de 67.5 euros, le second compte un prélèvement de 135 euros.Si vous êtes un oligarque russe ayant déposé un million d'euros pour faire le plein de votre yacht de temps en temps, c'est 99 000 euros qui manqueront sur le compte mardi. Et inutile d'aller au distributeur pour retirer votre argent avant qu'il ne soit trop tard : la somme est bloquée depuis cette nuit. En échange, vous recevrez des actions de la banque dans laquelle vous avez déposé votre argent, dans des proportions encore non précisées.
Une dévaluation de fait
Qu'est-ce que c'est qu'une monnaie unique? c'est le fait qu'un euro vaut la même chose partout. De la même façon qu'un dollar californien vaut autant qu'un dollar texan, un euro dans une banque espagnole vaut la même chose qu'un euro dans une banque française. Enfin, c'était vrai jusqu'à hier. L'accord chypriote signifie que si tous les euros sont égaux, certains sont plus égaux que d'autres, et que les euros dans une banque chypriote valaient moins que les euros dans les autres pays. Pour Chypre, c'est comme une dévaluation, qui réduit ses dettes. On peut dire que c'était politiquement indispensable, qu'il n'était pas acceptable de faire un plan d'aide pour les maffieux russes.
Mais c'est aussi la fin de la zone euro. Celle-ci n'est désormais plus une zone à monnaie unique, c'est un système dans lequel des pays différents ont des monnaies différentes tenues par une parité fixe. Si un euro dans une banque chypriote peut valoir moins qu'un euro dans une banque allemande du jour au lendemain, cela signifie qu'il y a en pratique des devises différentes dans les différents pays. Que vont penser les détenteurs d'euros dans les banques espagnoles, ou portugaises, ou italiennes, ou françaises? On va bientôt le savoir.
On ne manquera pas de leur dire que Chypre est un cas exceptionnel, qu'on ne pouvait pas faire autrement. Mais la Grèce et l'Irlande aussi étaient exceptionnelles. Et l'Espagne, le Portugal, l'Italie, sont aussi exceptionnels, et nécessiteront sans doute une forme de plan de sauvetage. Laquelle sera choisie?
L'Europe, façon Anna Karénine
Dans le roman Anna Karénine, Tolstoi explique que les couples heureux se ressemblent tous, mais que les couples malheureux le sont tous d'une façon différente. La zone euro est un mariage malheureux entre pays qui sont tous différents. Cela ne la condamne pas à disparaître; les pays européens finiront peut-être par trouver un moyen de fonctionner ensemble. La Banque centrale européenne leur avait permis de gagner du temps. Si les européens arrivent à réellement convaincre tout le monde que l'accord chypriote ne se reproduira pas, il sera peut-être possible d'encore une fois sauver la mise.
Mais lorsque les gens vont réellement comprendre la nature de cet accord, les détenteurs de dépôts en Espagne, au Portugal, vont pouvoir se demander quelle est la valeur exacte des euros sur leur compte. La réponse à cette question pourrait être dévastatrice.