La cause est entendue : l'annonce du retour électoral de Berlusconi, qui a poussé Mario Monti à démissionner pour provoquer des élections anticipées, est une catastrophe pour l'Italie et pour la zone euro. Monti, grâce à ses courageuses réformes, avait calmé les marchés et remis l'Italie dans le droit chemin. Les marchés ne s'y sont pas trompés et fait chuter les actifs italiens et l'euro dès lundi matin. Cette histoire n'est pas entièrement fausse, mais est très incomplète.
L'arrivée de Monti, un hold up de la Banque Centrale Européenne
En aout 2011, l'Italie était aux avant-postes de la crise de la zone euro, ce qui avait poussé les taux sur la dette italienne à des niveaux potentiellement insoutenables. La dette italienne représente 130% du PIB du pays et la croissance économique y est voisine de zéro depuis des années : quelques points de plus peuvent brusquement rendre le pays insolvable. La BCE avait commencé à intervenir sur les marchés pour racheter de la dette italienne et éviter la contagion; Jean-Claude Trichet avait dans le même temps envoyé au gouvernement italien une liste de réformes structurelles et un plan d'austérité à accomplir obligatoirement. Lorsque le gouvernement Berlusconi, en septembre, a semblé tarder à mettre la liste de la BCE à exécution, celle-ci a très ostensiblement ralenti ses achats de dette publique italienne, provoquant une hausse des taux, une crise politique et le remplacement de Berlusconi par le gouverment de "technocrates" de Monti. L'Italie a inauguré la marche forcée vers l'Europe fédérale entraînée par la Banque Centrale Européenne, et devait être suivie par l'Irlande et l'Espagne.
La politique de Monti est un échec
A suivre bon nombre de commentateurs, Mario Monti a été le dirigeant courageux et intègre dont l'Italie avait besoin, celui qui mettait en place les "réformes courageuses" indispensables pour le pays. Cette mythologie de la réforme courageuse, mise en place par un pouvoir technocratique au dessus des querelles partisanes, est fréquente chez les commentateurs politiques de tous les pays; peu importe son rapport lointain avec la réalité.
Et la réalité, c'est que le problème de l'Italie est une croissance voisine de zéro depuis des années, pour des raisons assez mystérieuses. Beaucoup de choses ne vont pas en Italie, mais ce n'est pas spécialement nouveau. Surtout, les problèmes de finances publiques découlent de cette faible croissance, plus que l'inverse. Un programme adapté à l'Italie aurait donc dû privilégier des réformes structurelles, pour améliorer le fonctionnement des marchés de biens et services, plutôt que l'austérité budgétaire. C'est très exactement l'inverse qui s'est produit, avec des effets prévisibles : l'austérité budgétaire a eu plus d'effet négatif sur la conjoncture que d'effet positif sur la dette publique, dégradant le ratio de dette/PIB. Ce qui devait arriver est arrivé.
Contrairement à ce qu'ânonnent les partisans des gouvernements technocratiques aux mains libres pour mener les courageuses réformes, les réformes structurelles ne peuvent pas être menées sans un mandat populaire. Les groupes de pression qui y sont hostiles ont tout loisir de montrer que le gouvernement qui veut réformer n'est pas légitime.
On pourrait rétorquer que les marchés semblent apprécier la politique de Monti, qui a "restauré la confiance", ce qui se manifeste par la baisse des taux sur la dette italienne depuis son arrivée. C'est une lecture très discutable. Le graphique suivant indique l'évolution en 2012 des taux sur la dette publique italienne :
Dès le mois de mars, la "bulle Monti" avait éclaté: après le soulagement apporté par le départ de Berlusconi, les taux s'étaient mis à remonter. Ils n'ont baissé réellement qu'en juillet, puis en septembre, ce qui correspond au moment ou le président de la BCE, Mario Draghi, a annoncé que celle-ci ferait "tout le nécessaire" pour sauver la zone euro.
En d'autres termes, les marchés ne sont pas rassurés par la politique de Monti, mais effrayés par la BCE. Personne n'a envie de spéculer contre la dette italienne (ou n'importe quelle dette souveraine des pays de la zone euro) en sachant qu'il risque d'avoir en face de lui la BCE et ses munitions infinies.
Berlusconi a les meilleurs arguments
Depuis son arrivée, Monti a été l'idiot utile, au sens léniniste du terme, de la crise de la zone euro. Lui, et quelques autres dirigeants, entretiennent l'illusion qui permet aux gouvernements européens d'éviter les sujets qui fâchent. Cette illusion, c'est l'idée que la crise de la zone euro n'est due qu'à quelques dirigeants, quelques pays mal gérés, et qu'il suffirait que ces pays soient dirigés par des gens qui font ce qui leur est recommandé pour que tout aille bien. L'archétype aura été Zapatero, qui a fait tout ce que l'Europe lui demandait, n'a obtenu aucun résultat sinon d'amplifier la récession espagnole, et a fini par perdre les élections. Monti a également joué ce rôle du dirigeant idéal qui suit les "bonnes politiques" d'austérité et de réformes structurelles aux yeux de l'Europe, qui doivent naturellement conduire au succès (ce qui dispense d'aller vérifier si c'est effectivement le cas).
Comme il n'avait d'autre légitimité que celle d'avoir été placé là sous la pression de la BCE, Monti ne pouvait guère s'imposer auprès des autres dirigeants européens pour dire la vérité - les politiques poursuivies ne fonctionnent pas, il faut agir autrement. Il a permis donc de maintenir l'illusion que les choix européens actuels sont les bons, peu importe la réalité.
Qui va lui succéder? Il est possible que Monti s'engage dans la campagne électorale, mais il aura du mal à trouver des alliés et constituer une coalition de gouvernement. Pour l'instant, le dirigeant qui semble le plus à même de l'emporter est le social-démocrate Bersani, entièrement favorable à l'austérité budgétaire version Monti, mais bien plus réservé sur les réformes structurelles; exactement l'inverse de ce dont l'Italie a besoin.
Le triste paradoxe de la campagne électorale qui s'annonce en Italie, c'est que Berlusconi, avec son discours eurosceptique, critiquant la soumission italienne aux positions allemandes, s'interrogeant sur l'opportunité de rester dans la zone euro, va poser les bonnes questions, face à un ensemble de centre-droit et de centre-gauche qui va soigneusement les éviter. Vous savez que quelque chose ne va pas dans la politique de votre pays quand un aigrefin comme Berlusconi tient les propos les plus sensés.