Pourquoi l'euro monte-t-il?
Comme le montre le graphique ci-dessus, depuis juillet dernier, l'euro n'arrête pas de monter par rapport au dollar. C'est pareil par rapport au yen japonais, à la livre sterling. En bonne partie, c'est une bonne nouvelle. En juillet, souvenez-vous, le président de la BCE, Mario Draghi, a annoncé que la BCE ferait tout le nécessaire pour maintenir la zone euro. Cette annonce, confirmée en septembre, a eu un effet considérable. Les attaques sur les dettes publiques de la zone euro, les sorties massives de capitaux des pays en difficulté, tout cela s'est arrêté. Les investisseurs sont désormais largement convaincus que la zone euro va survivre. Mais il n'y a pas que cela.
Les politiques monétaires dans le monde ont, ces derniers jours, fortement évolué, au point qu'on parle de guerre des monnaies. La réserve fédérale américaine a indiqué qu'elle maintiendrait une politique expansionniste jusqu'à ce que la situation économique aux USA s'améliore suffisamment. La Banque d'Angleterre fait de même. La banque centrale suisse a décidé qu'elle ne laisserait pas le franc s'apprécier au delà d'un certain niveau. Et la banque du Japon, après l'élection de Shinzo Abe, se voit imposer à son tour une politique monétaire expansionniste. Comme dans le même temps, de nombreux pays lient leur politique monétaire à celle des USA, les principales banques centrales du monde semblent bien décidées à soutenir l'activité en favorisant la création monétaire. Or quand la quantité disponible d'une devise augmente, la valeur de celle-ci diminue. Donc, énormément de devises voient leur valeur baisser, à l'exception de l'euro.
La banque centrale européenne est en effet en dehors de ce mouvement général. Tout le monde anticipe qu'elle maintiendra ses taux d'intérêt et ne changera pas sa politique dans son annonce du 7 février. La situation est telle dans la zone euro que les banques commerciales lui remboursent ce qu'elle leur avait prêté, et au passage augmentent les taux d'intérêt. Bref, la BCE se retrouve à mener une politique plus restrictive que les autres banques centrales. Les opérateurs sur les marchés de devises anticipent donc une baisse de toutes les devises, sauf de l'euro, et achètent et vendent en fonction de cela. Ces jours-ci, sur les marchés, "vendez le yen et achetez l'euro" fait fureur. Résultat, l'euro est surévalué - De 11.7% d'après l'indice Big Mac.
Est-ce grave?
Le président François Hollande s'est inquiété considérablement de la hausse de l'euro devant le parlement européen hier. Pierre Moscovici a déclaré que la hausse de l'euro allait faire baisser la croissance française de 0.3 points. Qu'en est-il vraiment? Quelles sont les conséquences de l'appréciation de l'euro?
Comme souvent en économie, la réponse est "cela dépend". La parité de l'euro ne concerne que les échanges avec l'extérieur. Si l'euro monte, ce que la zone euro vend à l'extérieur va coûter plus cher; ce que la zone euro achète à l'extérieur va coûter moins cher. Donc pour vous, tout dépend d'où vous vous situez. Si vous travaillez pour une entreprise exportatrice, la hausse de l'euro signifie soit que vous allez moins vendre, soit que votre entreprise va devoir comprimer ses marges (et donc, vous pouvez dire au revoir à votre augmentation). Si vous travaillez dans un secteur soumis à la concurrence des produits importés hors zone euro, c'est la même chose. Si vous exportez du vin vers la Belgique, vous allez constater que vos clients préfèrent soudainement les vins américains ou australiens qui coûtent moins cher.
Par contre, si vous travaillez dans un secteur de biens non concernés par le commerce international, le secteur des services, la fonction publique, le commerce de détail, la hausse de l'euro est plutôt une bonne nouvelle pour vous. Ce que vous achetez à l'étranger va vous coûter moins cher, en particulier le carburant à la pompe ou le fioul de chauffage. Votre prochain séjour à l'étranger va vous coûter moins cher. Dans ce cas, l'euro fort, c'est bon pour votre portefeuille.
L'effet final sur l'économie de la zone euro dépend du poids relatif de ces effets positifs et négatifs.
Quel est l'impact sur l'économie française?
- Négatif. d'après le modèle macroéconomique de l'INSEE, l'économie française subit lourdement l'impact des réévaluations de l'euro. Une perte de compétitivité-prix de 1% des produits français réduit les exportations de 0.7% (contre 0.3% en Allemagne). Les gains des consommateurs ne compensent pas cet effet initial. Au total, une hausse de l'euro de 10% réduit la croissance française de 0.5 point l'année suivante, d'après ce modèle. C'est de là que Moscovici tire son estimation de l'impact de la hausse de l'euro.
Les exportations françaises dépendent fortement du taux de change, et ce depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Dans le système de Bretton Woods, la solution pour la France consistait à négocier régulièrement des dévaluations auprès des pays partenaires pour rétablir sa compétitivité. Après le tournant de la rigueur en 1983, on a décidé de cesser de dépendre des dévaluations, d'arrimer le franc au mark et de faire comme les allemands : établir sa compétitivité en ayant un peu moins d'inflation que les autres. Cela a été un échec total. L'économie française continue de dépendre de sa capacité de dévaluer la monnaie nationale. Or on ne peut pas le faire, par définition, dans la zone euro; et pour le faire vis à vis des autres devises, il faut une position commune des pays européens, qui ne viendra pas.
Et les autres pays de la zone euro?
L'Allemagne a plutôt à gagner à ce que l'euro reste fort : pour elle, les effets positifs l'emportent sur les effets négatifs. Donc, pour ses dirigeants, l'euro n'est pas surévalué. Pour les petits pays européens, qui importent beaucoup, c'est la même chose. L'Italie est dans la même situation que nous, mais dans le contexte électoral actuel, elle ne va pas préconiser une dévaluation de l'euro.
Il y a une raison plus profonde. Beaucoup des pays européens en difficulté ont pu constater depuis juillet que leur sort est dépendant d'une parole du président de la BCE; ils n'ont donc pas très envie d'aller lui reprocher sa politique de change, au risque d'une remarque désagréable au détour d'un discours qui les mettrait en difficulté. Et En Europe, beaucoup de dirigeants voient la France comme le maillon faible, le pays qui ne fait pas assez de réformes et ne suit pas le mouvement général. On peut discuter cette perception, mais pas faire comme si elle n'existait pas. Les équilibres politiques en Europe font donc pour l'instant que la BCE va rester en dehors du mouvement des politiques monétaires expansionnistes.
Plutôt qu'une guerre des monnaies, ne faudrait-il pas une coopération internationale? Un "nouveau Bretton Woods"?
Rien n'est moins sûr. Quand bien même l'Europe parviendrait à une position commune, ce qui est loin d'être gagné, quel serait le résultat final? La dernière fois que les grandes économies mondiales se sont entendues sur les politiques de change, c'était l'accord du Louvre. Les pays du G7 se sont entendus pour ne plus laisser baisser le dollar. La conséquence en a été le krach de 1987, et la bulle immobilière du Japon, dont le pays ne s'est toujours pas remis 20 ans après. Ce n'est pas parce que tout le monde se met d'accord qu'il en ressort des effets positifs.
Cette obsession des taux de change est une maladie française. On a la nostalgie de l'époque où nos diplomates chevronnés négociaient des baisses du franc dans un système de parité fixes comme celui de Bretton Woods. Les grandes entreprises concernées par les problèmes de change sont celles-là même dont les état-majors sont garnis d'énarques et de polytechniciens, ce qui fait que nos élites sont très sensibles à leurs problèmes. Mais il ne faut pas exagérer.
La vérité, que l'on découvre progressivement, c'est que les allemands ont toujours été plus forts que tout le monde (que nous, en particulier) pour bénéficier d'un système de parité fixe au détriment des autres. Et que nous ne deviendrons jamais l'Allemagne.
En realité, les taux de change n'ont pas l'importance qu'on leur prête en France. Par contre, la politique monétaire a de l'importance. Dans la zone euro, la BCE ne peut pas se permettre de mener une politique qui bénéficierait à la croissance, parce qu'elle est entièrement focalisée sur la préservation de l'euro, qui nécessite de maintenir une pression suffisante sur les gouvernements pour que ceux-ci consentent à abandonner leur souveraineté.
Dans les années 30, la "guerre des monnaies" a été l'argument qui a conduit les pays à adopter les politiques monétaires dont ils avaient besoin pour se sortir de la crise. Partout, sauf dans la zone euro, c'est le cas en ce moment : les dévaluations compétitives en chaîne permettent aux banques centrales de légitimer des politiques expansionnistes qui susciteraient sans cela l'inquiétude du public. La zone euro reste en dehors du mouvement pour des raisons internes.
Dans les années 30, la France a été la dernière à renoncer à l'étalon-or et à mener la politique monétaire dont elle avait besoin. La zone euro est bien partie pour suivre le mouvement.
EDIT, 7 février, après la conférence de presse de Mario Draghi
Sans surprise, et comme nous vous l'annoncions, la BCE a annoncé qu'elle maintiendrait sa politique. Toutefois, son président Mario Draghi a glissé lors de sa conférence de presse une remarque selon laquelle "la parité de l'euro était importante pour la stabilité des prix et la croissance". Cette remarque sibylline a suffi à faire passer l'euro dans la foulée. La BCE poursuit donc toujours la même politique : ne prendre aucune action précise de soutien à la croissance, et donc maintenir la pression sur les gouvernements de la zone euro. Dans le même temps, faire en sorte que cette pression ne soit pas trop insupportable au point de menacer la zone euro. La BCE continue son jeu dangereux, sa stratégie du bord du gouffre, avec un talent indéniable.