Plus de 50 milliards d'euros de réduction des dépenses publiques : c'est l'objectif fixé par le gouvernement, sous contrainte de la commission européenne. Comment faire? Il se trouve qu'on dispose en la matière d'une précieuse expérience : celle des pays en voie de développement qui ont dû, eux aussi, réduire leurs dépenses publiques sous la contrainte d'un plan d'ajustement structurel imposé par les institutions internationales. Voici donc quelques enseignements sur la façon habituelle de procéder, et les résultats à en attendre.
1 Sauvegarder tous les gaspillages
Qu'est-ce qu'un gaspillage? C'est soit une situation dans laquelle on pourrait obtenir la même chose en consommant moins de ressources, soit une situation dans laquelle le bénéfice obtenu est très faible par rapport aux coûts supportés. Une politique de l'emploi dans laquelle chaque emploi créé coûte 100 millions d'euros relève par exemple clairement de la catégorie "gaspillage"; ou une politique du logement coûtant 4 milliards d'euros pour rien. La logique commanderait donc, s'il faut réduire la dépense publique, de commencer par rechercher les gaspillages et de privilégier ceux-ci.
Pourtant, c'est rarement ce qui se produit en pratique. Une première raison, c'est que les authentiques gaspillages sont plus difficiles à identifier qu'on ne le croit. Mais surtout, c'est oublier la raison pour laquelle les gaspillages publics apparaissent au départ. Le processus de décision publique, les incitations des dirigeants, ne relèvent pas d'une approche coût-bénéfice, mais d'une logique bien plus complexe qu'on ne comprend que très mal, dans laquelle interagissent des idéologies, des mécanismes politiques internes et externes, le poids du passé, etc. Ce problème existe aussi dans les entreprises du secteur marchand, mais avec un garde-fou : une entreprise qui s'obstine à préserver des activités qui lui coûtent plus qu'elles ne lui rapportent a tendance à être mise en difficulté par ses concurrents.
En tout cas, il y a de bonnes raisons de penser que les gaspillages ne seront pas les cibles prioritaires des réductions de dépenses. Comme le rappelle Noah Smith, si les gaspillages existent, c'est qu'ils ont réussi à se frayer une place inexpugnable dans le processus de décision publique. Résultat, un mécanisme indifférencié de réduction des dépenses publiques aura tendance à épargner les activités les plus parasitaires. Au bout du compte, la réduction des dépenses publiques aura pour effet de rendre le fonctionnement de l'Etat moins efficace, en se focalisant sur les choses utiles plutôt que sur les gaspillages.
Considérez un dirigeant dans l'administration à qui l'on confie la tâche de réduire de 5% ses dépenses. Il a tout intérêt à réduire les dépenses indispensables plutôt que les dépenses superflues (dont il y a de bonnes chances qu'il soit à l'origine, et qu'il y soit donc attaché). En effet, en réduisant les dépenses indispensables, il pourra rapidement montrer à ses supérieurs que la contrainte budgétaire qu'on lui a imposé est insoutenable, et qu'il a besoin de façon urgente d'une rallonge budgétaire, sous peine de devoir arrêter instantanément toute l'activité de son service. Exemple typique : diviser par 10 le budget papier-toilette.
2 privilégier le court terme, au détriment du long terme
Face à la contrainte immédiate de réduire les dépenses, il est extrêmement tentant de privilégier ce qui se voit, au détriment de ce qui ne se voit pas. Donc, d'essayer d'obtenir un effet immédiat - moins de dépenses - quitte à ce que l'effet à long terme soit l'opposé.
Dans ce cadre, on peut commencer par réduire l'investissement public et l'entretien des infrastructures; La route peut tenir encore un an, il n'y a pas tant de nids de poule que cela, plutôt que de la réparer cette année, on fera cela l'année prochaine. Les coûts en seront supportés par les automobilistes dont les véhicules se dégraderont plus vite. L'aéroport est engorgé, mais les gens n'ont qu'à s'y habituer, on a une ligne à grande vitesse à construire (voir point ci-dessus).
Autre exemple : la politique salariale. Toute une littérature économique montre que les baisses de salaires, les ruptures de contrats implicites, peuvent avoir un effet nuisible sur l'efficacité. Elles tendent en effet à faire partir les meilleurs éléments (qui, sur le long terme, se disent qu'ils trouveront mieux ailleurs) et à conserver les moins bons. L'économiste Robert Gary-Bobo a par exemple constaté que la dévalorisation des rémunérations enseignantes (40% de baisse de pouvoir d'achat depuis 1981) a pour effet d'attirer vers ce métier des gens qui privilégieront le temps libre plutôt que l'investissement professionnel. En URSS, on résumait cela avec la plaisanterie suivante : "ils font semblant de me payer, je fais semblant de travailler". Evidemment, cette dégradation de qualité est graduelle, l'effet sur les finances publiques des diminutions de rémunération immédiat.
On observe de manière générale, dans les pays en développement mal gérés, une fonction publique pléthorique et mal payée. Privilégier la quantité à la qualité permet d'entretenir des clientèles électorales dépendantes, la contrepartie étant une efficacité faible.
Dernière technique dans cette catégorie : privatiser à bas prix des actifs publics, par exemple les autoroutes. En contrepartie d'une recette immédiate, on réduit des recettes futures.
3 Truquer les comptes
On a beaucoup parlé, à propos de la Grèce, des entourloupes comptables ayant permis de réduire la dette en apparence, avec l'aide de la banque Goldman Sachs. On a oublié au passage que l'utilisation d'astuces comptables n'a rien d'une spécialité grecque, mais est abondamment utilisée depuis bien longtemps. France Telecom avait par exemple bien aidé le gouvernement français à respecter en apparence les critères de Maastricht à la fin des années 90.
En fait, le nombre d'astuces comptable est pratiquement infini. Par exemple, payer une voiture de fonction à telle catégorie de fonctionnaires, c'est de la dépense publique (pas bien!). Par contre, offrir un crédit d'impôt-voiture aux mêmes fonctionnaires pour qu'ils se paient leur véhicule, c'est une baisse de taxes (bien!). Selon ce mécanisme, toutes les dépenses publiques peuvent être transformées en baisses d'impôts. Le résultat est le même, seule la dénomination change; mais l'apparence, c'est ce qui compte.
Prévisions exagérément optimistes, astuces comptables, partenariats public-privés léonins, promesses en l'air, la panoplie des méthodes pour satisfaire des contraintes imposées par l'extérieur est bien garnie. Il est important, dans ce cadre, de bien identifier et de suivre les sujets à la mode dans les organisations internationales. L'essentiel est de bien tenir le discours du moment pour être considéré comme crédible, et de surtout ne jamais en dévier, quitte à tenir des propos contradictoires.
Dans un monde idéal, on s'appuierait sur l'évaluation des politiques publiques et des choix politiques assumés en matière de budget de l'Etat. On cherche à agir sur les incitations des acteurs publics pour faire en sorte qu'ils améliorent leur gestion. Dans la pratique, la contrainte extérieure en matière de dépenses publiques incite à la dissimulation, à la tricherie et à l'inefficacité. Il est possible d'améliorer la gestion publique : la contrainte sur la dépense est l'une des plus mauvaises façons de procéder.