Le jour du rapport
Un nouveau jour, un nouveau rapport de la Cour des Comptes. Celui-ci est consacré à l'éducation, mais quel que soit le sujet, le scénario est immuable. Le rapport est abondamment relayé dans les médias, qui insistent sur quelques éléments notables, faciles à présenter en quelques phrases. Des opposants se dressent, pour dire que les préconisations du rapport sont totalement inadaptées. Le tout suscite d'abondants commentaires de partisans et d'opposants. En France, après tout, il y a 60 millions de réformateurs potentiels de l'éducation.
Et puis rien. Le lendemain, on parle d'autre chose. Le ministre concerné s'engage à prendre avec le plus grand sérieux les préconisations de la cour, pour continuer comme si rien ne s'était passé. Et un autre sujet vient occuper l'actualité. Entretemps, le ministre entreprend de grandes réformes, qui doivent s'appliquer instantanément dans tout le système. Leur efficacité n'est jamais mesurée sérieusement, et leur destin est décidé par le ministre suivant, qui veut lui aussi pouvoir associer son nom à quelque chose. Quelques années plus tard, il sera possible de recommencer le cycle, et de lire un nouveau rapport de la cour des comptes.
Logique descendante
La logique est toujours la même : on confie à des personnes très intelligentes - la cour des comptes recrute la crème des énarques - le soin de déterminer ce qui est nécessaire. Dans le meilleur des cas, ils collectent l'information disponible, et en déduisent des préconisations ambitieuses assises. Le dernier rapport sur l'éducation est un modèle du genre.
Mais cette logique se heurte toujours au même problème : le monde réel est compliqué. Ce qui paraît évident ne l'est pas forcément.
Prenons l'un des constats du rapport : les enseignants français sont parmi les plus mal payés des pays de l'OCDE. Les autres pays, dont les systèmes éducatifs obtiennent de meilleurs résultats, paient mieux leurs enseignants. Une étude classique sur le sujet en déduit qu'augmenter les salaires des enseignants de 10% améliore la performance des élèves de 5-10%.
Le problème de ce genre de résultat saute aux yeux. Supposons que sur cette base, le ministre de l'éducation décide demain de revaloriser le salaire des professeurs de 10%, sans rien changer d'autre. Peut-on vraiment imaginer qu'il en résulterait une amélioration des performances des élèves? Il y a toutes les raisons d'en douter.
Même si l'on constate que les pays qui paient mieux leurs enseignants ont de meilleurs résultats, il est bien difficile de savoir ce qui conduit à cette différence. Il est possible que des salaires plus élevés rendent la profession plus attractive, permettant au système éducatif de recruter un personnel de meilleure qualité. Dans ce cas, augmenter les salaires aujourd'hui n'améliorerait les résultats que très lentement (le temps que ceux qui ont été recrutés sur les anciens salaires prennent leur retraite). Il est possible que de meilleurs salaires élèvent l'image sociale des enseignants, conduisant les élèves et les parents à plus les respecter, améliorant les résultats. Il est possible que la causalité soit inverse : c'est parce que la société respecte les enseignants que ceux-ci sont mieux payés et que les résultats des élèves sont bons. En fonction de l'explication du phénomène (et s'il perdure, sans être un artefact statistique temporaire) les préconisations politiques peuvent être tout à fait différentes.
On peut en dire autant de chacune des mesures préconisée par la Cour des Comptes. Peut-être que le remplacement du système actuel d'affectation par un recrutement direct par le chef d'établissement améliorera les choses... ou peut-être que cela conduira au népotisme et au localisme. Peut-être que compter d'autres missions dans le temps de travail des enseignants améliorera leur relation avec élèves et parents; il est aussi possible que faute de place (si les enseignants ne restent pas sur leur lieu de travail, c'est faute de place dédiée) les enseignants se camouflent autour de la machine à café en attendant que cela passe.
Mesurer le résultat de mesures globales est un défi considérable. Tout le monde loue aujourd'hui le "modèle finlandais" d'éducation, mais oublie que les performances de la Finlande ont été très moyennes jusqu'à la fin des années 90. Les spécialistes considèrent aujourd'hui que les performances résultent de mesures commencées il y a parfois 50 ans. On est bien loin du temps du politique.
Expérimenter, essai et erreur
Comment savoir? Il y a une solution simple : l'expérimentation aléatoire. Lorsqu'un laboratoire pharmaceutique veut savoir si tel médicament est efficace, il prend une population, dans laquelle, de manière aléatoire, on donnera à la moitié des gens un placebo et à l'autre moitié le médicament. Sur un nombre suffisant de personnes, il est possible de savoir avec une certitude raisonnable que le médicament est (ou non) utile. Cette procédure, à la base de la science moderne, n'est pas toujours utilisée de manière satisfaisante (de nombreux scandales pharmaceutiques montrent qu'il est parfois possible de tricher): mais personne ne doute dans l'absolu de son efficacité.
Or les sciences sociales ont de plus en plus recours à ces techniques. L'économiste Esther Duflo en a fait sa spécialité dans le domaine du développement. Dans un récent livre, Jim Manzi montre comment la procédure expérimentale présente un potentiel énorme pour améliorer les politiques publiques.
Les expérimentations ont des limites bien connues. Tout ne peut pas être expérimenté. Lorsqu'une expérience ponctuelle fonctionne, on n'est pas certain que sa généralisation va donner le même résultat. Mais ces limitations sont bien connues. Il existe en France des laboratoires de recherche qui connaissent ces procédures et leurs limites, et disposent des capacités pour mener des expérimentations, comme l'IPP ou le LIEPP.
L'expérimentation n'a pas bonne presse
Il serait facile d'appliquer une logique expérimentale à l'école. Cela a d'ailleurs été fait récemment, avec les internats d'excellence. Mais ceux-ci montrent à quel point la logique de l'expérimentation n'est pas dans nos habitudes. Les résultats de l'évaluation ont simplement fourni des arguments au ministre de l'éducation qui ne souhaitait pas poursuivre cette expérience lancée par le gouvernement précédent.
C'est que, comme le montre Manzi, l'expérimentation apprend la modestie. Elle conduit à constater qu'il est très difficile d'obtenir de vraies améliorations, que les vrais progrès sont incrémentaux : les grands bonds en avant, le plus souvent, n'existent pas.
Cette réalité est bien loin des fantaisies de nos dirigeants. Nos ministres préfèrent de beaucoup annoncer des mesures de manière triomphales; révéler qu'elles ne fonctionnent pas, procédure scientifique à l'appui, fait mauvais genre. Les grands cerveaux garnissant les corps de l'Etat, de la même façon, ont souvent du mal à imaginer que les produits de leur intelligence puissent être contestés par le monde réel. En France, quand on a été bon à l'ENA, on est naturellement compétent en matière de politique éducative, entre autres.
A force de répéter ce processus - rapport, discussion, décision, absence de résultat, nouveau rapport - on finira peut-être par comprendre que l'on ne s'y prend peut-être pas très bien pour améliorer nos politiques publiques. Mais dans ce domaine, une longue expérience ne semble pas changer les habitudes.