Faut-il taxer les loyers fictifs des propriétaires de leur logement?

La dernière note du conseil d'analyse économique, intitulée "fiscalité des revenus du capital" serait probablement passée inaperçue sans une petite bombe : la suggestion de taxer les "loyers fictifs" des propriétaires de leur logement. La chose a aussitôt suscité des commentaires particulièrement virulents; dans un pays où la propriété immobilière est pratiquement considérée comme un droit constitutionnel, ce genre de proposition ne peut que déchaîner les passions. La proposition, pourtant, est loin d'être absurde.

Comment taxer l'immobilier?

"L'imposition neutre des logements occupés par leur propriétaire impliquerait de taxer sa valeur locative imputée, en déduisant la totalité des intérêts d'emprunt hypothécaire". Le FMI rappelait cette idée centrale dans un rapport l'an dernier (voir section 5, page 59). En bon français, cela signifie l'idée suivante : une personne propriétaire de son logement, d'une certaine façon, loue son logement à elle-même, tout en payant des intérêts d'emprunt. Un système d'impôt sur le revenu ne distinguant pas les revenus par origine devrait donc inclure le loyer fictif perçu dans le revenu imposable, tout en déduisant les coûts de cette propriété, c'est à dire, les intérêts d'emprunt.

Essayez de suggérer cette idée à votre prochaine réunion de famille, et vous verrez pourquoi les économistes ont mauvaise réputation. Ce genre de logique n'est guère partagée. Pourtant, elle signifie simplement que la taxation des revenus devrait être neutre par rapport au fait de louer ou d'acheter son logement. Entre une personne qui achète un logement et le loue, et une personne qui achète un logement et l'habite, l'impôt devrait être le même.

Ce genre de système, d'ailleurs, existe dans certains pays. Mais il pose toute une série de problèmes, en particulier, la détermination du "loyer fictif" à imputer. En Belgique, les propriétaires imputent un loyer fictif et déduisent les intérêts d'emprunt de leur revenu imposable; mais les valeurs locatives ont été établies en 1975, et indexées à l'inflation en 1990; résultat, les loyers imputés sont très inférieurs aux loyers du marché, en particulier pour les logements anciens. Aux Pays-Bas, le revenu imputé est calculé en pourcentage de la valeur du logement (jusqu'à 0.55% de celle-ci). La Norvège appliquait ce système, mais l'a aboli en 2005, la Suède en a fait autant en 2007.

Complexité administrative, impossibilité politique

Le système de calcul le plus pratique du loyer fictif consisterait à estimer la valeur du logement, puis à la multiplier par le ratio loyer/prix moyen. Mais cela nécessite des réévaluations régulières, donc un coût administratif important pour évaluer les valeurs des logements dans des zones variées. Et ces réévaluations deviennent très vite un cauchemar politique. Après tout, en France, on utilise déjà des valeurs locatives fictives pour déterminer des impôts; c'est la valeur locative cadastrale qui sert à calculer la taxe d'habitation ou la taxe foncière.

Et celle-ci montre bien les limites du calcul de loyers fictifs. initialement, les valeurs locatives cadastrales devaient être revues tous les trois ans, mais l'opération était si complexe que l'administration a renoncé. Une révision a été faite en 1990, mais ses résultats posaient de gros problèmes politiques : la valeur, et les impôts associés, augmentait considérablement pour la majorité des propriétaires, et diminuait un peu pour une minorité d'entre eux. Une vraie bombe politique qui a conduit à balayer soigneusement ces ajustements sous le tapis. Résultat, les valeurs de référence d'aujourd'hui sont encore fondées sur des valeurs locatives déterminées dans les années 60-70, période dans laquelle les HLM de banlieue étaient tout confort et les appartements anciens de centre ville vétustes et sans valeur.

Un système de loyer fictif et déduction des intérêts d'emprunt avantagerait les accédants à la propriété et pénaliserait les propriétaires qui ont fini de payer leur logement; C'est à dire, l'électeur médian français, âgé de 48 ans environ. Autant dire qu'il y a assez peu de chances qu'un tel dispositif voie le jour, sauf si le pouvoir en place veut vraiment perdre les élections à coup sûr.

Rééquilibrer la fiscalité de l'épargne

Les auteurs du rapport du CAE en sont conscients d'ailleurs, puisqu'ils préconisent, à défaut de taxer les loyers fictifs d'enfin réviser les valeurs locatives cadastrales pour les mettre en accord avec la réalité actuelle. C'est un procédé classique : un bon gros troll pour rendre plus acceptable quelque chose de faisable, mais difficile. Si l'expérience passée est un guide, il y a assez peu de chances que cela soit suffisant.

C'est dommage, parce que les propositions de ce rapport touchent à un vrai problème : l'imposition élevée du capital en France, et les énormes distorsions du système en faveur de la propriété immobilière, au détriment d'autres formes de placements plus propices à la croissance économique et à l'emploi. Ils suggèrent par exemple de déduire l'inflation des plus-values, de limiter les avantages fiscaux de l'assurance-vie aux sorties en rente pour favoriser l'épargne-retraite (une autre bombe politique...), et de mieux mesurer l'exil fiscal pour sortir des mythes et anecdotes sur le sujet. Ce sont des sujets qui méritent mieux que des caricatures.