D’abord il y a l’éblouissante montagne Maglić, qui domine de ses 2 400 mètres une mer d'arbres sans horizon, les pics acérés des sommets balkaniques voisins, le vert malachite qui domine tout. Rares sont les occasions de se trouver en tête-à-tête avec la solitude. Pénétrer l'intimité de Perućica en est une. Nous voici en Bosnie-Herzégovine, au cœur de l'une des deux dernières forêts primaires d'Europe, à une différence de taille près ; la seconde, Bialowieza (Pologne), est depuis 2017 sous la menace d’une exploitation maintes fois brandie par l’État polonais.
Celle de Perućica, dont la frontière naturelle jouxte le Monténégro, prospère à l'abri des regards. En grande partie inexplorée, très peu connue des touristes, elle est aussi précieuse que difficilement accessible. "Il est interdit d'entrer ici sans guide", prévient Miloš, l'un des deux rangers qui nous accompagne ; sans préavis, il lance une heure durant son 4x4 cabossé sur l'unique route tortueuse de ces 1 400 hectares de jungle - une heure dont on se souviendra.
Des ours, des arbres centenaires et deux rangers
Nous voici aussitôt immergés dans un camaïeu de vert où se cachent 80 ours, une kyrielle de loups et des milliers d'animaux sauvages - aigles, serpents, sangliers, chat sauvages et chamois des Balkans, entre autres. Les lynx, eux, ont tous disparu. Ici, la Jeep de Dejan et Miloš est souvent seule à venir troubler le calme méditatif de centaines de milliers de conifères multi-séculaires. Partout où nous faisons une halte, s'imposent le silence et la touffeur tropicale d'un temps capricieux ; "en une journée, on passe souvent par les quatre saisons".
Dejan et Miloš ne quitteraient pour rien au monde leur bastion. Leur rôle : patrouiller, débroussailler les sentiers, offrir des friandises aux animaux, protéger ceux trop menacés par d’autres espèces. Aucune de leurs actions n'impacte cette forêt vieille de 20 000 ans (soit avant la période glaciaire) et découverte en 1952. "C’est logique de ne rien toucher dans une forêt primaire, de ne pas l’exploiter, de préserver sa faune et sa flore. On laisse chaque tronc d’arbre tomber, se décomposer et redevenir un arbre. La vie succède à la mort et la mort à la vie." Au-dessus de nos têtes, ceux-ci dressent vers les cieux leurs insolents 60 mètres de hauteur. À nos pieds, leurs racines apparentes envahissent tout.
Depuis les quelques sentiers balisés, les plus hardis des touristes, uniquement Bosniens en cette période, iront observer le reste de cette petite Amazonie composite, les lacs glaciaires, la majestueuse cascade de Skakavac et ses 80 mètres de haut. Bientôt nous quittons celle que certains nomment « Les poumons de l’Europe » pour retrouver le dernier village connu : Tjentište, 88 habitants. Vu de l’intérieur, pas de doute : coincé dans cette jungle extraterrestre, personne ne nous entendrait crier. Reportage d’Alban Mikoczy, Anne Donadini, Gianclaudio Calderara et Valérie Parent.