C'est le spectacle de l'Opéra de Lille à ne pas manquer. D'abord parce que Le songe d'une nuit d'été est un chef-d'oeuvre de Shakespeare. Ensuite parce que la musique d'un Benjamin Britten très inspiré est merveilleuse. Enfin parce que la mise en scène de Laurent Pelly, servie par une nombreuse distribution d'excellents chanteurs (peu connus) est d'une intelligence et d'une poésie bien réjouissantes. Ajoutons le très beau travail du chef Guillaume Tourniaire et de l'orchestre de Lil; et voici pourquoi le soir de la première la troupe a été applaudie pendant de si longues minutes...
La revanche de Laurent Pelly
C'est étrange comme, dès les premières minutes d'un spectacle, on sait -on devine, on peut se tromper, mais de peu!- s'il sera réussi ou moins -raté parfois. Plus que des intuitions, cela tient aussi, simplement, à ce que l'on espère d'une oeuvre. Car nous avons, devant le titre, le compositeur, le metteur en scène, rêvé déjà à quelque chose et puis la surprise, ou la non-surprise, arrive quand le rideau se lève, qui renforce notre attente de la suite ou la déçoit.
On avait ressenti cela au dernier opéra mis en scène par Laurent Pelly, ce Cosi fan tutte du Théâtre des Champs-Elysées (chronique du 11 mars 2022) où l'écrasant studio berlinois paraissait contraindre aussitôt la grâce et la légèreté mozartienne et la suite de l'oeuvre, hélas! ne nous détrompait pas. On avait d'ailleurs achevé notre analyse par cette phrase: Laurent Pelly nous doit une revanche. On ne pensait pas qu'elle arriverait si vite et on en est ravi -même si ce n'est pas seulement pour cela qu'on a fait le voyage à Lille.
Une nuit pleine de lunes et de lumières
On est dans le noir. Et déjà Pelly prend au pied de la lettre le terme de "nuit" du titre. Mais c'est une nuit d'été, qui est censée briller de lumières et d'étoiles. Et, justement, ce sont des guirlandes de lumières dorées, argentées, roses aussi, qui descendent des cintres en un filet poétique et dense. Une nuit d'été d'autant plus lumineuse qu'elle se passe du côté d'Athènes -on sait qu'un des plus grands plaisirs des amoureux de Shakespeare est cette géographie fantaisiste qui distribue les héros de ces pièces légères dans des lieux improbables -ici les personnages d'amoureux ont des noms grecs et romains sous l'autorité de Thésée et d'Hippolyte, sa fiancée, reine des Amazones...
Sous les lumières apparaissent alors des toutes petites têtes encadrées de trois lumignons: on croit au début à des photos éclairées façon Boltanski mais ce sont des visages bien vivants, ceux des elfes qui chantent un de ces beaux choeurs d'enfants typiques des chorales anglaises -et déjà l'élégance, l'inspiration de la musique de Britten nous ravissent l'oreille. En heureux Britanniques, Britten et son compagnon Peter Pears (qui se réservera le rôle en partie travesti du timide Flute) décidèrent de s'attaquer à la pièce de Shakespeare, une des plus merveilleuses du maître, toutes veines confondues, dans sa dimension de féerie et de burlesque, de tendresse et d'humour; et ils le firent avec grande intelligence, retaillant, raboutant, mais respectant les personnages qui, tous, ont des moments à défendre, aussi bien vocalement que théâtralement, tant chacun, dans l'opéra, est proche de ce qu'il est dans la pièce.
Trois mondes qui se croisent
On rappellera, de cette pièce, la complexité; et la virtuosité avec laquelle Shakespeare (puis Britten et Pears) l'a traitée: trois mondes très différents se croisent. Celui des nobles d'Athènes autour du quiproquo amoureux de deux couples: Lysander et Hermia qui s'aiment alors qu' Hermia est promise à Demetrius. Demetrius qui aime Hermia mais est poursuivi par les assiduités d'Helena. Puis celui des artisans, les rustics, autant dire les ploucs: sous l'autorité de Bottom (qu'on a traduit par Bobine et non par Derrière) s'alignent Coin (Quince), Etriqué (Snug), Groin (Snout), Famélique (Starveling) et Flûte (Flute), mince personnage qui jouera le Thisbé de Pyrame-Bottom -légende mythologique qui est une sorte de "Roméo et Juliette".
Un sortilège en forme d'âne
Le troisième couple vient du monde de la nuit, le roi des Elfes, Oberon, la reine des Fées, Tytania (ceux-là d'ailleurs, n'ont évidemment rien d'athéniens, ils seraient plutôt germaniques!), mari et femme, se disputant un jeune garçon (!) qu'on ne verra jamais. On pense à la reine de la Nuit et à Sarastro. Oberon va lancer un sortilège à Tytania endormie qui tombera amoureuse du premier vivant qu'elle verra au réveil -et ce sera Bottom, mais transformé en âne par le lutin Puck, affidé d'Oberon, ce qui n'empêchera nullement Tytania de le trouver superbe et à son goût. Un Puck qui multiplie les bévues puisqu'il se trompera d'onguent sur les yeux des amoureux, Lysander et Demetrius, de sorte que ceux-ci, délaissant Hermia, pourchasseront de leurs assiduités une Helena surprise et fâchée de ces sentiments trop soudains pour être, pense-t-elle, sincères...
La merveilleuse inspiration de Britten
La musique de Britten (on se demande parfois si les gens ont des oreilles) avait étonné et désarçonné en 1960 car elle mélangeait les genres. Mais elle les mélangeait comme Shakespeare mélangeait les styles: avec une subtilité, une richesse d'inspiration, un sens des enchaînements imparables, en convoquant les influences les plus variées tout en faisant du Britten. Ainsi l'idée formidable de confier le rôle d'Oberon à un contre-ténor (ce qui renforce l'étrangeté de son personnage venu des songes) -et le créateur, Alfred Deller, était, de plus, le seul contre-ténor de ce temps-là. La joyeuse et amoureuse Tytania est dans les vocalises, il y a des influences baroques des grands Anglais, Haendel et Purcell, des combinaisons de timbres renforcés par des instruments inhabituels et surtout inhabituellement réunis (autant de petits miracles de frottements musicaux):; harpe, glockenspiel, célesta, caisse claire, clavecin.
Ou, au contraire, dans la parodie théâtrale, de grands effets lyriques aux cordes, comme dans les opéras romantiques. Quant à la scène délicieuse du quiproquo des amants -merveilleusement orchestrée par... Laurent Pelly- il y a, dans le dynamisme des échanges et la superposition des voix, des teintes de comédie musicale à la Stephen Sondheim, à moins que Sondheim ne se soit inspiré plustôt de ce Britten-là.
Un Oberon "vampire" caressant un sein
Pelly, pendant trois heures, avec presque rien, des lumières, deux lits (ceux des amants qui serviront aussi à Tytania et Bottom) et des glaces, réussit une merveille de féérie bourrée d'idées poétiques, à commencer par une lune énorme qui se teinte d'argent, d'or, de bleu, de vert, de rose ou d'orange, rejointe parfois par d'autres petites lunes. Ces lumières des elfes, merveilleuses d'étrangeté et de mystère, aussi quand ils entrent en vélos scintillants; le personnage d'Oberon, à la face de clown blanc, renforçant son côté vampirique, ce qu'il est peut-être, comme l'indique une phrase de Puck sur le dangereux retour du jour. Et l'élégance avec laquelle, pensant aux formes généreuses de Tytania, il appuie sa main sur le sein d'une caryatide du théâtre, comme par mégarde, est une jolie trouvaille.
Une mise en scène bourrée d'idées
Il y en a d'autres. La "vraie" tête d'âne de Bottom (avec un accompagnement d'instruments "affolés") et la sensualité de Bottom et Tytania endormis sous l'oeil d'Oberon, qui rappelle ces tableaux italiens de la Renaissance de Vénus et Mars pris aux filets d'Hephaïstos -Tytania, grand décolleté d'une Marie-Eve Munger aux réjouissantes vocalises, blottie contre le magnifique baryton Dominic Barbieri (voix profonde et sonore), en slip, corps musculeux sous sa face de quadrupède. Et la délicieuse scène de la représentation des artisans, où les rires fusent (alors que l'intrigue est bouclée), là aussi, c'est d'une mise en place et d'un rythme parfaits. Aussi, ou enfin (on ne peut tout dévoiler), bien après l'entrée de Tytania et d'Oberon suspendus dans les airs, presque en téléportation au-dessus même de la fosse d'orchestre, cette sortie dansante, quand les deux se sont réconciliés, avec des accents de cabaret berlinois interlope des années 20. Sous l'ombre de Puck, rôle parlé, tenue par une étonnante actrice au physique... de lutin, Charlotte Dumartheray, à l'étrangeté digne de David Bennent, le héros du Tambour; le film de Schlöndorff.
Chanteurs talentueux et homogènes
On ne peut citer tous les chanteurs. Nils Wanderer en Oberon, qui est aussi danseur (on s'en rend compte!) n'a pas une grande projection mais, dans la douceur de ses aigus, il renforce le mystère de cet Oberon "à part", surtout face à la santé, on l'a dit, de Tytania. Parmi les amoureux -Antoinette Dennefeld en Hermia, Louise Kemény en Héléna- on distinguera davantage le ténor presque di grazia de David Portillo et le beau baryton de Charles Rice, qui a vraiment (mais pas seulement) un timbre fait pour Broadway. Ensemble sans défaut des "artisans" dominés, on l'a dit, par Bottom mais aussi par le doux Flute de Gwilym Bowen -car c'est tout un art, quand il se déguise en Thisbé, de chanter si justement faux.
Et des Lillois vraiment musiciens
Bravo au Jeune Choeur des Hauts-de-France (et aux fées Toile d'Araignée, Graine de moutarde, Papillon et Fleur de petit pois) Et félicitons les instrumentistes de l'orchestre national de Lille du beau travail de dentelle musicale et d'homogénéité accompli, évidemment sous l'autorité d'un Guillaume Tourniaire qui est aussi, avec Pelly, un des grands triomphateurs de la soirée, aussi attentif à rendre les climats de l'oeuvre qu'à tenir la scène sous ses mains nues (sans baguette). On citera, à côté des techniciens fort doués pour circuler... dans la nuit (en tenue noire), le travail magnifique de lumière accompli par Michel Leborgne.et son équipe.
Et... oui, Pelly, qui a su aussi faire des ses chanteurs d'excellents acteurs, a pris sa revanche.
Le songe d'une nuit d'été de Benjamin Britten. Mise en scène de Laurent Pelly. Direction musicale de Guillaume Tourniaire. Opéra de Lille, les 9, 11, 13, 18 et 20 mai à 20 heures. Les 15 et 22 mai à 16 heures.
Une excellente initiative: la retransmission gratuite le 20 mai à 20 heures dans diverses villes des Hauts-de-France: Mézières-sur-Oise (02), Aniche, Fourmies, Houplin-Ancoisne, Jeumont, Le Quesnoy, Lille, Lomme, Thumeries et Wallers-Arenberg (59), Aire-sur-la-Lys, Béthune, Condette et Lens (62) Et l'on notera le nombre de petites villes, où l'opéra, évidemment, vient rarement.