C'est un chef-d'oeuvre mal connu en France que proposait jeudi soir le festival de Saint-Denis: "A child of our time", oratorio de sir Michael Tippett, sous la direction de la jeune lituanienne Mirga Grazinyte-Tyla. L'occasion aussi, après la prestation du Philharmonique le 4 juin, de saluer l'autre orchestre de Radio-France, le National, remarquable, ainsi que les choeurs.
Un oratorio progressiste
Pour nous, Français, Michael Tippett est toujours un peu resté dans l'ombre de Britten, dont il n'a pas toujours l'inventivité ni la flamboyance. On dit cela mais, comme il n'est toujours pas très connu ni très joué, on le dit sur la pointe des pieds. Car si toute son oeuvre était du niveau de A child of our time, que de merveilles alors à découvrir!
La rumeur musicale, lors du War Requiem de Britten donné par l'orchestre de Paris (voir ma chronique du 23 mai), laissait entendre que le pendant en était l'oeuvre de Tippett. A ceci près qu'elle est fort différente et qu'elle est antérieure de 20 ans mais elle respire à la même hauteur. Tippett, qui a un peu plus de trente ans, est un homme de gauche dans l'Angleterre de la Dépression (qui touche tous les pays industriels). Et un homme de gauche lucide sur ce qui attend l'Europe alors qu'il y a, comme aux Etats-Unis, des sympathisants du nazisme dans la bonne société anglaise. Le déclic de A child of our time, qui est aussi le résultat de cette évolution personnelle, est la "Nuit de cristal" du 9 novembre 1938, cette chasse aux Juifs allemands suite à l'attentat commis par le jeune Herschel Grynszpan sur un secrétaire de l'ambassade d'Allemagne en France: boutiques pillées, brûlées, synagogues détruites, déportations, assassinats (et suicides qui en résultèrent). Ce fut, après des persécutions de plus en plus vives, la première attaque directe et massive contre une partie de la population allemande en raison de sa religion. On connaît la suite.
Le tragique et l'espérance
Tippett ne la connaissait évidemment pas quand il composa A child of our time entre 1939 et 1941. Le texte devait être écrit par T.S. Eliot mais c'est finalement le compositeur lui-même qui l'écrivit, empruntant le titre à l'Autrichien Ödön von Horvath, lui-même farouche antinazi. L'oeuvre est en forme d'oratorio (tout Anglais qui se respecte étant obsédé par Le Messie de Haendel), d'une durée d'une heure, où Tippett, dans une langue simple et belle, parfois un peu didactique, examine la situation de l'époque, puis le destin d'un Enfant de notre temps (A child of our time: le jeune Grynszpan qui avait dix-sept ans et qui, en voulant venger sa famille, va provoquer une catastrophe plus grande encore); enfin la troisième partie ouvre sur une forme d'espérance, ce qui était hasardeux en 1941, aux pires heures (pour les Anglais) de la guerre.
Introduction Purcell
Mirga Grazinyte-Tyla entre en scène, où se sont installés quelques cuivres et bois. Ce sont les Musiques pour les funérailles de la reine Mary de Purcell, oeuvre douloureuse et brève (10 minutes) où l'on sent, dès les sonneries, l'admiration affectueuse de Purcell pour la reine défunte. Ce sont ici uniquement les pièces instrumentales, dans une version bizarre où sont ajoutés des timbales et un piano. Grazinyte-Tyla (appelons-la MGT) dirige à la barre de mesure, sans progression dramatique, on s'ennuie un peu ce qui est un comble. L'ajout des cloches finit par sonner comme une musique de film moyenâgeux sans profondeur. Mais la battue est nette: la main gauche, précise, sculpte la masse sonore, la main droite en définit la dynamique.
Femmes au pouvoir
Après les funérailles de la reine, celles du monde libre. On regarde avec surprise tout ce monde devant la jeune femme frêle et blonde, on s'inquiète (dans un élan dont on est un peu honteux de machisme musical), on est vite rassuré. Soyons honnête cependant: il doit y avoir à peine 1% de femmes chefs d'orchestre, et encore... Et MGT, menue et blonde, l'air d'avoir 16 ans (elle en a plus!), porte sur ses épaules un plateau si rempli, même si elle est aidée par une autre femme, l'excellente violon solo du National, Sarah Nemtanu. C'est ce tandem féminin (ce trio même, avec la première violon Elisabeth Glab) qui fera vivre l'oeuvre de Tippett.
Un enfant caché dans la ville
Elégie initiale des cordes, sonnerie des cuivres, le choeur entre en scène, précis, puissant, bien en place, équilibré, sans faiblesse de pupitre. En trente sections, qui recensent aussi quatre solistes, Tippett construit symboliquement une histoire qui intègre la réflexion biblique nourrie d'anglicanisme, le simple récit ("ils fuient la terreur. Parmi eux un enfant s'échappa clandestinement et se tint caché dans une grand ville"), aussi bien de la barbarie que de ses conséquences, la réflexion intime des victimes ("Je n'ai pas d'argent pour mon pain; je n'ai pas de présent pour mon amour"), dans une langue simple où le choeur a le rôle mouvant d'un personnage en évolution ("Choeur des opprimés / Double choeur des persécuteurs et des persécutés / Choeur des bien-pensants) Un narrateur raconte, rôle confié à la basse, et Matthew Brook, diction superbement british et profondeur du timbre, y est remarquable.
Cordes suintantes, grondements
La musique de Tippett, je l'ai dit, n'a pas la profonde originalité de celle de Britten. Mais elle est très bien écrite, très efficace, jouant d'abord la déploration accablée ("Le monde se tourne du côté sombre. C'est l'hiver") avec des morceaux de révolte. A des voix angéliques succèdent des cris sur fond de cuivres, puis des passages scandés, des cordes suintantes et supplicatives, des espaces de douceur quand l'espoir renaît faiblement. A chaque section sa couleur. Mais des difficultés aussi, que MGT et ses troupes négocient à la perfection (orchestre, ce soir, aussi remarquable que les choristes) car les rythmes, souvent, ne sont pas les mêmes, ou alors il y a, sur des airs solistes, comme des grondements, des murmures brefs confiés à un ou deux instruments, qui ont quelque chose de la "bête immonde" au travail.
Negro spirituals à l'anglaise
Surtout, l'idée formidable de Tippett est de rythmer l'oeuvre par des negro spirituals (certains fort célèbres: Nobody knows the trouble I see), mettant en parallèle à la persécution des Juifs (dont évidemment il ne pouvait prévoir ni l'ampleur ni l'horreur absolue) le sort fait aux Noirs américains, qui ne passionnait pas vraiment les foules européennes. Intuition remarquable mais qui fait entendre aussi des textes de la Bible qui sont évidemment des textes de foi puis d'espérance. C'est d'ailleurs sur un dernier chant (les quatre solistes, le choeur, l'orchestre), auquel on pourra reprocher de n'envisager que la confiance en autre chose et non la révolte terrestre, que se conclut A child of our time: "Rivière profonde, ma maison est au-delà du Jourdain. Je veux traverser, aller sur l'autre rive, Seigneur" Et un autre texte, juste avant, conseille "frère, courage, ose marcher vers la tombe"...
Voix inégales
Felicity Palmer tient la partie d'alto, avec parfois de la difficulté. La voix est d'une septuagénaire, qui a encore de la puissance mais un vibrato gênant. Cependant l'art de dire est encore intact. La soprano et le ténor sont deux Noirs américains, Mary-Elizabeth Williams et Joshua Stewart: même s'ils ne sont pas réduits à cela (Williams chante Norma ou Tosca, Stewart Belmonte ou Nemorino), ils chantent les parties des spirituals. Williams a de la puissance et du style mais les aigus, parfois criés, sont trop souvent pris par en-dessous (et donc un peu incertains). Stewart, belles couleurs de ténor lyrique, est une découverte qu'on aimerait réentendre.
Et cheffe inspirée
Et avec cela, devant la puissance et la beauté de l'oeuvre (on l'avoue, au bout de plus d'une heure de musique on a pensé: "Déjà! On aurait aimé que cela dure plus...") , on a presque oublié le remarquable travail de MGT, à la fois analytique et de plus en plus engagée, créant un très beau crescendo dans les émotions avant le récit final, et sans excès de gestes, elle que des applaudissements admiratifs feront vibrer très joliment: Mirga Grazinyte-Tyla, les joues roses d'émotion, souriante, mêlant à sa joie ses musiciens et chanteurs, et ne sachant si elle doit s'effacer devant eux ou prendre sa part de la satisfaction du public.
Quant à l'orchestre, si la Cour des Comptes renouvelait sa stupide proposition de fusion avec le Philharmonique et demandait à la présidente de Radio-France: "Pourquoi donc en garder deux?", la réponse de celle-ci s'imposerait: "Parce qu'ils sont bons"
A child of our time de sir Michael Tippett (précédé de la Musique pour les funérailles de la reine Mary d'Henry Purcell): Mary-Elizabeth Williams (soprano), Dame Felicity Palmer (mezzo), Joshua Stewart (ténor), Matthew Brook (basse), Choeur de Radio-France, Orchestre national de France, direction Mirga Grazinyte-Tyla. Cathédrale-Basilique de Saint-Denis le 27 juin.