Sandrine Piau et Véronique Gens, deux de nos meilleurs cantatrices, dans des pages de la période la plus méconnue de l'opéra français, la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle. A telle enseigne que, sur les 11 morceaux de leur Cd commun, huit sont inédits, deux des trois déjà enregistrés étant dûs au plus célèbre compositeur de ce temps-là, le chevalier Gluck. Mais il ne fallait pas compter sur le programme a minima du concert au Théâtre des Champs-Elysées pour en savoir beaucoup plus...
Les "Rivales" sont très souriantes...
Elles s'avancent, souriantes, au milieu des musiciens du Concert de la Loge, pas du tout "rivales" mais complices. D'autant que, rivales, c'est-à-dire en duo, elles ne le seront que quatre fois pendant le concert et trois fois seulement sur le Cd: un morceau de Dalayrac, un extrait de La Clemenza di Scipione (1778) de Jean-Chrétien Bach (l'un des deux en italien, le reste est en français) et le duo Un moment. A l'autel... du Démophon de Cherubini (1788) dont on aura entendu en début de concert l'ouverture dramatisante, par des musiciens parfois en difficulté en live (les cuivres et les vents) mais pleins de fougue sous la direction inépuisable de Julien Chauvin. Des musiciens qui, pour laisser se reposer ces dames, donneront aussi, en cours de seconde partie, le final de la 82e symphonie de Haydn, l'Ours -comme souvent chez Haydn des thèmes pas très passionnants mais une intelligence des développements, bourrés qu'ils sont de trouvailles...
Gossec ou Monsigny, à redécouvrir
Le troisième duo du concert (il faut bien que les deux cantatrices justifient ce titre de "Rivales" puisque la feuille distribuée au Théâtre des Champs-Elysées nous indique les morceaux, c'est tout, sans aucune information supplémentaire sur des compositeurs et des oeuvres qui, pour beaucoup, sont fort peu connus, pour ne pas dire oubliés) est tiré du Thésée de François-Joseph Gossec (1782) dont on ne sait pourquoi il n'est pas sur le disque (il y aurait parfaitement tenu), remplacé par un air de La belle Arsène chanté, évidemment très bien, par Sandrine Piau avec de passionnés élans dramatiques (Où suis-je? Quelle nuit profonde! Malheureuse... etc). Ah! oui, La belle Arsène, c'est de 1773 et de Pierre-Alexandre Monsigny. Monsigny, Gossec, Grétry, des noms qui parlent en particulier aux Parisiens vivant ou travaillant dans le quartier de l'Opéra et du Palais-Royal: ils y ont leur rue! (pardon! Après vérification Gossec est relégué au fin fond du 12e arrondissement...)
Dugazon, Saint-Huberty, deux cantatrices du XVIIIe siècle.
Il faut donc (mais cela n'avait pas l'air de gêner le public du concert qui a fait un triomphe aux deux chanteuses) aller chercher dans les commentaires du Cd de quoi il retourne. Et encore, comme je l'ai dit, même pas sur les compositeurs mais sur le sens même dudit Cd. Les rivales en question ne sont pas Sandrine Piau et Véronique Gens, mais la Dugazon et la Saint-Huberty. Et encore n'est-on même pas sûr que ces deux dames-là se détestaient
.Elles étaient les belles représentantes d'un chant français de la fin du XVIIIe siècle, Révolution comprise puisqu'elles lui survécurent, à peu près contemporaines l'une de l'autre (1755 et 1756), Saint-Huberty décédée un peu plus tôt (en 1812 près de Londres) que Dugazon, plus connue, morte sous la Restauration en 1821. Triomphantes toutes deux sous Marie-Antoinette et Louis XVI, l'une à l'Opéra, l'autre à l'Opéra-Comique, l'une (Dugazon) dans l'élégance du chant, la douceur, la tenue d'aigus moelleux, la suavité mélodique, l'autre (Saint-Huberty) dans le dramatisme, le talent du jeu, l'expression même de la passion et de la tragédie.
Edelmann, un compositeur qui a perdu la tête.
Autant dire, même si cela était moins bien dessiné qu'aujourd'hui, une soprano plus lyrique, à la tessiture haute impeccable mais avec moins d'ardeur, exactement les qualités de Sandrine Piau qui endosse le rôle de la Dugazon, l'autre, Véronique Gens, devenue Saint-Huberty, qui, quoique soprano, est parfois à ses limites dans les aigus du Divinités du Styx de l'Alceste de Gluck, mais quelle énergie et quel tempérament elle met dans l' Ariane sur l'île de Naxos (1782) du malheureux Jean-Frédéric Edelmann -très beau morceau d'intensité dramatique. On dit "malheureux" car ce Strasbourgeois eut la tête tranchée pour d'obscures raisons liées peut-être à des malversations de son frère -malversations supposées- et, la faute à pas de chance, dix jours avant la chute de Robespierre qui l'eût sauvé.
Le dramatisme de Gens, le lyrisme de Piau
On sent d'ailleurs Gens bien plus à l'aise dans un petit air ravissant de Grétry, très mélancolique, le Dès notre enfance unis tous deux de L'embarras des richesses (1783) qui est quasiment un air de mezzo. Il a disparu du concert, sans doute pour respecter une stricte parité entre les chanteuses. Même si elle se débrouille très bien dans l'air pas trop rapide du Camille ou le souterrain (1791, le seul opéra datant de la Révolution même) de Nicolas Dalayrac (lui aussi a sa rue). Air ou plutôt duo, où Piau intervient en... fils de Gens!
Piau est, elle, parfaite dans le très long air de La clemenza di Tito (1752) de Gluck (un thème qui sera repris par Mozart), à la tessiture tendue (ces longues plages tenues sur la note!) et d'une belle élégance dans le O divinité tutélaire de la Fanny Morna (1799, l'opéra le plus tardif du Cd) du totalement oublié Louis-Luc Loiseau de Persuis qui fut pourtant chef à l'Opéra sous l'Empire, couvert d'honneurs par Napoléon et beaucoup joué dans les années 1810 grâce à un opéra, Le triomphe de Trajan, qui ...triompha.
Les premiers accents du romantisme en musique
Le Cd a l'avantage que nous reprenions tout à tête reposée, effaçant les quelques scories du concert, avec un orchestre qui se montre sous un jour impeccable, et gommant aussi le sentiment que ces oeuvres, quoique les extraits choisis soient de belle qualité, se ressemblent un peu toutes. Elles sont en fait le reflet historiquement passionnant d'un basculement progressif vers le romantisme à travers un dramatisme (sensible aussi dans les "tempêtes" orchestrales déchaînées) qui exigera désormais d'être une tragédienne, ce que seront les grandes voix (Malibran, Falcon, Grisi) du siècle suivant. Quant à leur qualité, elles se jugent toutes un peu à l'aune du "génie du lieu", le chevalier Gluck, dont les deux extraits survolent effectivement tous les autres. Même si on garde une tendresse pour les deux Grétry (l'autre étant d'Aucassin et Nicolette chanté par Piau) qui ont un charme vraiment pastoral, sans jamais être mièvre, et donc une couleur particulière, même si, on le sent, la conception de la nature se rapproche plus des Souffrances du jeune Werther que des séances d'escarpolette de Fragonard.
Des explications inexistantes sur les compositeurs
Rivales donc? Peut-être aussi, finalement, dans les qualités et les (petits) défauts de nos deux dames. La difficulté, on l'a dit, de certains aigus chez Gens mais une belle diction qui, elle, est perfectible chez Piau, malgré, ou à cause, de l'aisance de la voix dans les aigus. Et regrets, quand même, dans quelques manques du Cd (ne parlons plus du concert qui était, de toute façon, une carte de visite pour le disque) où l'on apprend simplement à travers les biographies de Saint-Huberty et Dugazon l'évolution du style musical (dans un sens, on l'a dit, plus dramatique) mais sans rien, et des compositeurs et des oeuvres et donc de certaines présences, que l'on comprend parfois, le Démophon (1788) d'un Cherubini qui venait de s'installer à Paris où il allait connaître une très longue et éblouissante carrière, le Renaud (1782) d'un Antonio Sacchini qui fut, dans ses quelques années françaises, le compositeur préféré de Marie-Antoinette. Mais quid, par exemple, de ce Clémence de Scipion en italien du dernier fils Bach?
Pourquoi pas un "Rivales 2"?
Il reste que le charme de Piau et Gens, la qualité de l'orchestre, le choix global des airs et le coup de projecteur sur une époque de l'opéra injustement oubliée mérite amplement que vous vous précipitiez sur ce Rivales. En attendant, pourquoi pas, un Rivales 2 où l'on se pencherait sur un répertoire pas beaucoup plus tardif, celui des Lesueur, Boïeldieu, Méhul ou les premiers Auber: tiens, encore des noms de rues parisiennes!
Rivales: airs et duos de Monsigny, Edelmann, Jean-Chrétien Bach, Gluck, Grétry, Cherubini, Loiseau de Persuis, Sacchini, Dalayrac. Sandrine Piau et Véronique Gens, sopranos. Le Concert de la Loge, direction Julien Chauveau.
Un Cd Alpha.
Un concert au Théâtre des Champs-Elysées à Paris le 15 avril.