C'est un des plus beaux spectacles qu'on ait vu depuis longtemps à l'Opéra de Paris, et qui marque les débuts dans la noble maison du metteur en scène sud-africain William Kentridge dont on se demande pourquoi on a mis si longtemps à l'y inviter. Une mise en scène bouleversante dans son inventivité de tous les instants, autour du couple remarquable formé par Johan Reuter (Wozzeck) et Eva-Maria Westbroek (Marie) et dirigé par la baguette séductrice de Susanna Mälkki.
Un "Wozzeck" cauchemar mental
Et encore ce Wozzeck-là n'a-t-il pas été créé pour l'Opéra de Paris mais au festival de Salzbourg il y a cinq ans... Belle intuition de l'avoir fait venir, pour succéder aussi à l'ancien (et plat) Wozzeck (chronique du 28/4/2017) de Christoph Marthaler (davantage du Marthaler que du Berg) -car c'est ainsi que meurent les spectacles, en étant remplacés par d'autres de la même oeuvre...
Le Wozzeck de Kentridge se rapproche de celui de Michel Fau récemment vu à Toulouse (chronique du 22/11/2021) par l'immensité écrasante d'un décor-univers mental qui conduit Wozzeck (ou qui l'enferme) dans la folie. Avant même que l'oeuvre commence, même fond gris du décor parsemé de croix... Mais si Michel Fau va chercher dans l'univers mental d'un enfant l'histoire cauchemardesque et sanglante de Wozzeck, Kentridge l'inscrit délibérément dans l'histoire, celle non pas de la pièce de Büchner (1837, cela aurait pu) mais de Berg lui-même, pour une oeuvre créée en 1925, dans une Allemagne artistiquement si créative mais économiquement ruinée et politiquement incertaine...
Un monde ravagé où rien ne va droit
Un décor de guingois (comme celui de Michel Fau), des images qui s'impriment sur le fond gris (comme chez Fau) ou parfois sur un petit écran blanc en milieu de scène qui reçoit un de ces vieux films en noir et blanc que l'on visionnait dans les familles avec un bruit de souffle et la poussière du projecteur; un réseau de planches montant à l'assaut du ciel et brisées à mi-parcours, surmontant un cloaque que l'on devine dans l'ombre: admirable allégorie d'un monde ravagé, perdu, et aussi d'une nature, d'un paysage, bouleversés eux aussi par la guerre. Rien ne va droit, rien ne va net, mais certains font semblant.
Des êtres qui font semblant
Ils font semblant, ceux qui entourent Wozzeck, ce Wozzeck bon soldat et souffre-douleur, et ils haussent les épaules devant ses hallucinations: ce vent qui me fait l'effet d'une souris, ce gouffre qui vacille, quelque chose bouge là-dessous, avec nous. Ou encore ce monde qui devient si sombre qu'on croit qu'il se défait comme une toile d'araignée. Un Wozzeck qui attrape des lézards. Alors que les autres, oui, font semblant, le copain Andres (un peu barge tout de même) qui chasse le lièvre, le Capitaine fier de son beau shako avec des plumes (si ridicule), le Docteur qui voit bien que Wozzeck développe une merveilleuse aberratio mentalis partialis (et lui reproche davantage de pisser sur les murs) Quant au Tambour-Major il drague tout ce qui bouge, et d'abord Marie, la mère de l'enfant de Wozzeck, un enfant cette fois représenté (joliment) par une marionnette manipulé à vue par un marionnettiste à l'allure d'ancien combattant. Marie, que la voisine, Margret (Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, très bien) accuse de, chacun le sait, transpercer du regard sept paires de culottes de cuir.
Un rescapé de la guerre de 14
C'est son univers, à Wozzeck, lui qui fait barbier pour son Capitaine, coupe du bois, sert de factotum, croisant ses compagnons soldats et le petit peuple de cette modeste ville de garnison. Sauf que cette ville-là, elle n'a plus le charme de l'Allemagne romantique. Et Wozzeck est un rescapé de la guerre. La Grande Guerre, la Première Guerre Mondiale (et peut-être aussi la Deuxième), la guerre où les têtes ont pourri dans les champs, où les gueules cassées (plus de nez, une demi-bouche en moins, l'oeil pendant de l'orbite, la joue ravagée qui révèle l'os) ont hanté les salles de reconstruction, les hantent encore. Wozzeck est revenu de cette guerre-là, et dans quel état, hallucinatoire, brisé du dedans, maudit du monde aveuglé qui refuse de rien voir -et ce monde-là, celui de Berg, que Berg ne verra pas puisqu'il mourra en 1935, replongera dans d'autres années d'horreur, d'une autre horreur, ou la même mais d'une autre dimension...
La force hallucinatoire des images projetées
Sans doute (on ne les a évidemment pas toutes vues) d'autres mises en scène de Wozzeck se sont appuyées sur cette guerre à peine finie quand Wozzeck est créé à Berlin en 1925 - l'année où un président allemand est élu, qui est un des grands dirigeants militaires de la défaite, le maréchal Hindenburg. Mais combien l'ont fait avec la force hallucinatoire des images proposées par Kentridge, dans ces éclairages de couvre-feu striés de traits de lumières comme si les avions survolaient la scène -il y a un tableau de Vallotton comme cela qui décrit Verdun!
Dessins de Kentridge lui-même -en magnifique noir et blanc au point qu'on aimerait les voir un jour simplement exposés pour mieux les admirer- qui se projette sur le fond gris, paysage de crânes, forêt de croix, personnage animé sans bouche, cheval, ou son squelette, galopant comme ceux des cavaliers de l'Apocalypse. Et qui, pendant cette heure et demie ramassée du chef-d'oeuvre de Berg, imposent, entre George Grosz, le terrible expressionniste allemand d'après-guerre, et Alfred Kubin, le morbide surréaliste tchèque névrosé qui se retira, juste avant 1914, dans une solitude définitive d'ermite malade, l'univers mental d'un Wozzeck obsédé par de telles images qui, finalement, avant de venir de sa propre folie, relève d'abord de la folie des hommes.
Peuples victimes ou peuples bourreaux?
Vers la fin c'est un plan anglais de la région d'Ypres qui apparaît, avec des maisons détruites. Ypres la ville belge martyre reconstruite à l'identique après-guerre, et qui donna son nom à l'ypérite, le terrible gaz moutarde utilisé là par les Allemands. Quant aux ruines, elles sont peut-être justement aussi allemandes, mais d'après 1945 puisqu'en 1918 le territoire allemand n'était pas touché. Soldats bourreaux et soldats victimes, peuples victimes ou peuples bourreaux aussi (cette scène magnifique où, au son d'un accordéon dérisoire et de quelques vents, de pauvres hères, hommes et femmes blessés, entament une valse triste tels des fantômes aux visages bandés), quand les peuples se laissent entraîner par des fous criminels sans réagir, ce qui conduit toujours à leur propre perte. Büchner l'avait écrit, Berg le laisse entendre en filigrane, Kentridge le dit nettement, ayant évidemment conçu sa mise en scène avant l'Ukraine...
On citera d'ailleurs, n'arrivant pas à savoir qui sont les responsables auprès de Kentridge de cette magnifique réussite visuelle, ses collaborateurs, le co-metteur en scène Luc de Wit, la décoratrice (quel beau travail!) Sabine Theunissen, la costumière Greta Goiris, les deux vidéastes Catherine Meyburgh et Kim Gunning.
L'histoire humaine d'un chaos
Réussite visuelle à qui certains -ils ont bien tort- reprocheront d'étouffer un peu l'histoire. Mais l'histoire de Wozzeck est aussi l'histoire humaine d'un chaos. Une histoire humaine qui engloutira deux humains dérisoires, Wozzeck et Marie, dans l'indifférence général de ceux qui les entourent, comme beaucoup de destinées. Il restera qu'ils revivront à jamais comme héros de fiction, qui est la vrai postérité des êtres. Et incarnés, de quelle manière, par un Johan Reuter si simple de gestes et si puissant de voix, sans jamais donner justement l'illusion de la puissance. Par une Eva-Maria Westbroek d'une si belle présence, à l'éclat, la projection, si wagnériens et qui est bouleversante (si caressante, si triste) dans le chant à son enfant, tourné vers Dieu, du troisième acte (Und ist kein Betrug)
Plus que la modernité, la beauté sonore
Excellent Capitaine (tous les aigus, un peu moins les graves) du ténor, faussement bonhomme, Gerhard Siegel. Andres pas assez projeté de Tansel Akzeybek. Tambour-Major un peu pâle (c'est le comble) de John Daszak et Docteur légèrement routinier de Falk Struckmann (il chante souvent le rôle). Très bien, les deux soldats, Mikhail Timochenko (en belle progression) et Tobias Westman (tous deux anciens, comme Bouchard-Lesieur, de l'Académie de l'Opéra) Et remarquable intervention du choeur masculin dont on ne comprend d'ailleurs pas pourquoi il ne vient pas saluer au final!
Susanna Mälkki dirige un orchestre de l'Opéra impeccable, de nuances, de phrasés, de beauté sonore. Mälkki choisit de mettre en valeur non la modernité de Berg (même si elle s'entend d'elle-même) mais, au sein de l'écriture dodécaphonique, l'intelligence des alliages de timbres, le fondu instrumental. Ainsi, de la fosse à la scène, chacun participe de cette magnifique création dont les images hanteront longtemps ceux qui l'ont vu et continueront de la voir, au-delà, espérons-le vivement, des actuels soubresauts de l'Europe.
Wozzeck d'Alban Berg, mise en scène de William Kentridge, direction musicale de Susanna Mälkki. Opéra-Bastille, Paris. Prochaines représentations les 24 et 30 mars à 20 heures, le 27 à 14 heures 30