Et ce "Viol de Lucrèce" sera donné pour six représentations non, comme souvent, dans l'amphithéâtre Messiaen de l'Opéra-Bastille mais aux Bouffes-du-Nord, selon le protocole désormais défini d'une jauge réduite pour cette réouverture des lieux de spectacle.
Le deuxième opéra de Britten
Belle production en tout cas -nous avons eu la possibilité de la voir en avant-première- et qui nous confirme avec éclat (nous en aurons d'autres preuves sans doute) que ce silence forcé n'a réduit ni le désir des artistes ni leur force de travail. Et bon choix aussi de cet opéra de Britten, le deuxième, un an après le gros succès de Peter Grimes, d'un compositeur de 33 ans qui était déjà une personnalité musicale reconnue. Un Britten pacifiste acharné à qui l'Angleterre avait pardonné d'avoir "déserté" vers les Etats-Unis au début de la guerre avant d'en revenir durant l'année la plus difficile -1942- pour être là, au milieu de son peuple. Le viol de Lucrèce est aussi, la paix revenue (on est en 1946), une mise en cause non de la nécessité militaire mais des traits de caractère dont elle forge les hommes, arrogance, brutalité, impulsivité, mépris de la dignité humaine. Mais en allant chercher un sujet très lointain (dans la Rome antique), Britten et son librettiste Ronald Duncan (tout aussi pacifiste) signent une oeuvre dont le message, trois quarts de siècle plus tard, vaut pour tous les temps et pour tous les lieux.
Un lieu qu'on croirait sorti de la Rome antique
Britten inaugurait aussi une forme opératique particulière, un opéra de chambre, orchestre réduit, rôles réduits (au nombre de huit, quatre femmes, quatre hommes), histoire dépouillée, pour mieux mettre en valeur les sentiments, privilégier les relations humaines par un intimisme que la metteure en scène Jeanne Candel (celle-ci, contrairement à beaucoup d'autres, venant directement de la musique puisqu'elle a fait ses études au Conservatoire du 5e arrondissement) respecte avec à-propos en s'appuyant sur le décor si étonnant, si particulier, des Bouffes-du-Nord, qu'on croirait parfois justement, avec ses murs à l'ocre passé et ses perspectives ombreuses, sorti de quelque therme désaffectée ou de quelque sanctuaire romain oublié. Quelques éléments de décor, pauvrets au début et puis, quand on est chez Lucrèce, ce grand châle bleu et or un peu troué qui couvre l'espace et qui fera lit où Lucrèce ira chercher le sommeil, une autre couche façon bivouac pour son violeur, ce Tarquinius à qui elle offre l'hospitalité, et puis les fleurs superbes et majestueuses que disposent avec joie les servantes Bianca et Lucia, ignorantes du malheur de leur maîtresse. C'est à peu près tout. Des lampes, des lumières de brasero pour la confrontation des soldats, ah! si, l'instrument du suicide, non un poignard mais des ciseaux: bizarre!
Lucrèce, vertueuse et fidèle...
Britten et Duncan se sont appuyés sur une pièce du Français (bien oublié) André Obey qui lui-même, en 1931, s'était référé en partie au poème de Shakespeare. La triste histoire de Lucrèce, qu'on suppose avoir tout de même permis par contrecoup la chute de la monarchie romaine et l'installation de la république (on est autour de 500 avant Jésus-Christ), est celle d'une dame de la haute société, vertueuse et fidèle à son époux Collatinus, exception dans une Rome où la débauche des femmes est constatée par les maris quand ceux-ci reviennent à l'impromptu de la guerre. Collatinus parti, l'un de ses compagnons, Junius, suggère à l'autre, Tarquinius, d'aller vérifier la vertu de la belle Lucrèce. Tarquinius le prend au mot, s'invite chez Lucrèce en cavalier épuisé, elle l'accueille pour la nuit, il tente de la séduire, elle le repousse, il la viole. Le lendemain, devant son mari et Junius embarrassé qui a deviné l'escapade nocturne de Tarquinius, Lucrèce se tue.
Une héroïne que les peintres dénudent
Collatinus mènera alors la révolte des Romains contre le joug des rois. Une étrange référence à la source d'espoir que seront la passion et la rédemption du Christ conclut l'oeuvre, sans qu'on comprenne très bien l'allusion à une religion née cinq siècles plus tard. Dans la "vraie" histoire, Tarquin (le Superbe), dernier roi de Rome, est un tyran et c'est son fils Sextus qui viole Lucrèce. Le triste destin de celle-ci nous aura surtout été conté - et d'abord montré- par les peintres classiques, trop contents de pouvoir réaliser un nu sensuel (la triste Lucrèce plantant dans son sein blanc le poignard homicide) sous prétexte d'une étude de carnation et de la représentation de la douleur (et ce discret filet rouge qui sort de la blessure...)
C'est l'immense Kathleen Ferrier, dans un de ses rares rôles sur scène, qui fut la première Lucrèce. La Française Marie-Andrée Bouchard-Lesieur lui succède, beau timbre de mezzo pas trop sombre et ligne de chant très belle -ces longues lignes musicales de Britten qui donne une couleur à chaque personnage, dans le contrôle, pour Bouchard-Lesieur, d'une Lucrèce dont le suicide est le seul cri de révolte. La Bianca de la Roumaine Cornelia Oncioiu, la Lucia de la Russe Kesniia Proshina, l'encadrent, mezzo et soprano aiguë aux voix agiles, caressantes et heureuses -juste unité de leurs trois timbres dans la scène initiale où elles attendent le retour de Collantinus.
L'importance des voix du peuple
Y font écho les trois voix d'hommes, la puissance de la basse Américaine Aaron Pendleton (avec un vibrato dans les graves qui en égratigne parfois la justesse), la projection (un peu trop poussée pour le lieu) de l'Américain Alexander York qui montre une belle autorité vocale mais ne dessine pas assez son caractère odieux (les élèves de l'Académie doivent être aussi des comédiens); Le Russe Alexander Ivanov est un peu en retrait en Junius, sans jamais démériter, et le rôle le veut ainsi.
Musique -l'a-t-on dit?- admirable, et si "Britten" par ces allers et retours (contrôlés) entre tonalité et atonalité, phrases sinueuses, assez redoutables quand les voix sont à l'unisson. Deux chanteurs chantent le choeur -autant dire, sur le modèle de la Grèce antique, les voix du peuple. Plus proches, parfois, du récitatif ou de l'incantation où excelle, aussi par la mélancolie de son chant, le Suédois Tobias Westman. Andrea Cueva Molnar n'est pas en reste, après un petit temps d'adaptation elle met une émotion vibrante dans ses commentaires, avec sa tenue, robe noire et voilette, de veuve de guerre (mais de la guerre de 14-18), seul costume un peu seyant et très judicieux -les tenues treillis des officiers romains sont des clichés et l'on a déjà oublié celles de Lucrèce et de ses servantes...
Une mise en scène concentrée sur les personnages
Léo Warynski dirige un ensemble (musiciens de l'Académie de l'Opéra, de l'Ensemble Multilatérale et de l'Orchestre-Atelier Ostinato) de 12 musiciens, comme écrit par Britten, à un par partie, les cinq cordes, les quatre bois, cor, percussions, harpe et piano. Cohérence, écoute et couleur, et utilisation de certains comme un ou plusieurs personnages supplémentaires qui viennent assombrir ou éclaircir telle ou telle scène. C'est même l'orchestre tout entier qui vient commenter le viol (hors champ, dans les profondeurs des degrés du théâtre) ou, avec une transparence cristalline, le matin floral et joyeux des servantes. Jeanne Candel, sans chercher à rajouter du sens à ce que Britten exprime si bien (et sans non plus essayer d'expliciter à toute force la référence au Christ) se concentre sur la relation des personnages, sur leur position dans l'espace du théâtre, sur leurs déplacements qui ont aussi une fonction psychologique. Opéra de chambre, et qui respecte la chambre (celle de Lucrèce), dans une intimité que nous partageons avec l'héroïne (Britten poursuivra l'expérience avec Albert Herring et Le tour d'écrou) et qui n'est pas pour rien dans l'émotion que nous ressentons face à son destin, marqué aussi des couleurs sombres de l'après-guerre.
Le viol de Lucrèce de Benjamin Britten, mise en scène de Jeanne Candel, direction musicale de Léo Warynski, une production de l'Académie de l'Opéra national de Paris pour six représentations au théâtre des Bouffes-du-Nord, Paris, du 19 au 29 mai à 18 heures.
Une seconde distribution, avec toujours Oncioiu et Proshina, réunira Kiup Lee, Alexandra Flood, Niall Anderson, Danylo Matvilenko, Timothée Varon et Ramya Roy (Lucrèce)