Cela s'appelle "Récital récité", c'est une nouvelle série de concerts qui se donne à l'amphithéâtre de l'Opéra-Bastille. Les deux créateurs-animateur-protagonistes s'appellent Benjamin Laurent (le pianiste et narrateur) et Vladmir Kapchouk (le chanteur): à chaque fois un concert pour les scolaires et le même, le soir, pour les plus grands (qui peuvent emmener leur progéniture) Prochains rendez-vous: en avril et en mai.
Des souvenirs d'école
Et ce sera encore eux, ces jeunes musiciens, Benjamin Laurent qui a, lui, de vrais talents de conteur, et Vladimir Kapchouk, talentueux baryton franco-ukrainien. Mais le premier numéro de ce "récital récité" était consacré ces jours-ci à "Pouchkine et la musique": la Russie, l'Ukraine, la France. Comme si ce choix, décidé il y a longtemps, télescopait l'actualité. Une actualité qui s'est terriblement assombrie encore en une semaine.
"Récital récité", on l'avoue, on n'aime pas trop. On comprend ce titre, qui permet un jeu de mots facile. Mais "récité, récitation", cela rappelle trop de camarades de classe, trop de moments personnels où l'on redoutait le "Qui vient réciter? Toi, peut-être" et le malheureux désigné d'ânonner, l'air lugubre, un des plus beaux poèmes de la langue française. On est loin de cela, je vous prie de le croire, avec Benjamin Laurent, pianiste, compositeur et... entertainer, qui met tout son art et toute sa flamme à nous raconter la vie incroyable d'Alexandre Pouchkine.
Une existence de cape et d'épée
Il est vrai que la matière est riche. Et l'existence de Pouchkine, absurdement interrompue par un duel qui a mal tourné (comme dans une de ses oeuvres-phares, Eugène Onéguine) digne d'un film de cape et d'épée: la conscience politique, les bagarres, l'exil, les femmes, la création, le génie poétique, le caractère de tête brûlée, l'orgueil, la passion du jeu, dans une Russie du début du XIXe siècle qui entre dans l'ère européenne... par la porte culturelle et patriotique! Un Pouchkine qui est, aujourd'hui, il faut le redire, nonobstant Dostoïevski, Tolstoï et d'autres, l'écrivain fétiche des Russes qui, d'ailleurs, adorent la poésie plus que tout. Car même quand il écrit un roman (Eugène Onéguine), Pouchkine l'écrit en vers.
Un séducteur compulsif
Le nom de Pouchkine donné au Versailles russe, Tsarskoïe Selo, pour le centenaire de sa mort (1937), les innombrables plaques dans Moscou: Ici il a enseigné, ici il a vécu: c'est tout juste si on ne lit pas: ici il a mangé un pirojki, ici il a joué au billard - Pouchkine était un joueur de billard acharné, et très mauvais joueur. Et un séducteur compulsif dont Benjamin Laurent nous rappelle qu'ayant écrit lui aussi une adaptation de Don Juan (intitulée Le convive de pierre) il en faisait presque un autoportrait. Le fameux air du catalogue du Don Giovanni mozartien (1003 femmes), Pouchkine s'en était inspiré lui-même puisque il tenait des petits carnets: Les femmes que j'ai connues de loin / Les femmes que j'ai connues de très près. Et concernant celles-ci: Celles que j'ai possédées pour la beauté de leur corps et le bien-être du mien. On a assisté à la version "adulte" de l'histoire. On ne sait comment Benjamin Laurent raconte cela aux enfants.
S'exprimer en russe
Mais au-delà des anecdotes gentiment croustillantes, de la flamboyance d'une vie, le poète sous surveillance n'hésitait pas à dénoncer l'autoritarisme du pouvoir (le tsar Nicolas Ier, monté sur le trône en 1825, était un autocrate de la plus belle eau) mais subtilement, en faisant le portrait d'un autre tsar, Boris Godounov; et n'hésitait pas, par ailleurs, quoique lui-même aristocrate, à s'exprimer en russe, la langue encore paysanne (la bonne société et bien sûr la cour pétersbourgeoise parlaient français!), mieux, à écrire en russe, mieux encore, à penser en russe, à raconter des histoires russes sur la société russe, sur le paysage russe, comme son ami Glinka, du même âge et en même temps, créera la musique russe - un Glinka dont le récital s'ouvre par une mélodie sur les vers de son ami, Le feu du désir brûle dans mon sang. Un résumé de Pouchkine.
Deux complices fort musiciens
Et les deux compères, dans l'échange, Kapchouk disant en russe les vers traduits rappelés par Laurent (celui-ci s'essayant aussi au russe dont il a en tout cas le juste accent et peut-être le parle-t-il?), de distiller diverses mélodies brûlantes, nostalgiques, profondément russes, du moins connu Dargomijsky d'abord, Zéphyr nocturne (sérénade avec sonorité de guitare en Andalousie); puis d'un Rachmaninov de 20 ans, Ne chante plus pour moi, la belle, totalement Rachmaninov, dont Laurent fait une analyse musicale éclairante. La procession de nuages qui va se dissipant de Rimsky-Korsakov: c'est au Sud, où sommeillent le myrte doux et les cyprès sombres...
Pouchkine découvre le Sud, le Caucase, découvre aussi son ancêtre africain dont il est très fier: ce serait une autre histoire à vous raconter, assez incroyable, qui fait de lui un quarteron comme Alexandre Dumas. Le nombre d'opéras russes qui sont inspirés de Pouchkine est énorme: Glinka (Russlan et Ludmilla),Dargomyjski (Le convive de pierre), Tchaïkovsky (Mazeppa, La dame de pique, Eugène Onéguine), Rimsky-Korsakov (Tsar Saltan, Le coq d'or), Rachmaninov (Aleko), Stravinsky (Mavra). Et bien sûr le Boris Godounov de Moussorgsky dont on aura entendu un air, moins essentiel. Mais un aussi d'Aleko, d'une superbe tristesse, où Aleko tue la Bohémienne qui ne l'aime plus. Cela vous rappelle quelque chose? On apprend que Mérimée a traduit Pouchkine et la nouvelle d' Aleko, cette officier qui aime la libre tzigane Zemfira, lui aurait peut-être (ou sans doute, qui sait?) inspiré Carmen.
"Je l'aimerai jusqu'en novembre"
Il fallait évidemment l'air d' Eugène Onéguine où celui-ci repousse l'amour de Tatiana (tellement pouchkinien) Il fallait aussi, signe des temps, ce Au fond des mines de Sibérie où Chostakovitch, avec force et violence, fustige le régime des camps... du tsar Nicolas Ier -un an avant la mort de Staline. Et, après une jolie romance de l'inconnu Cheremetiev (1859), Je vous aimais, un air de Sviridov, très connu, sous l'U.R.S.S., pour sa musique de chorale populaire, En arrivant à Izhory: un village perdu dans la chaleur de l'été, nous explique Benjamin Laurent, où Pouchkine se souvient que, l'ayant traversé il y a longtemps, il y avait croisé une jeune femme qu'il n'avait pas eu le temps d'aimer.
Et il se promet de l'aimer jusqu'en novembre...
Heure délicieuse où l'on découvre un chanteur (Kapchouk) et un pianiste-conteur. On attend la suite, en se demandant déjà ce qu'ils feront de ces thèmes plus connus, Don Quichotte (les 14 et 15 avril) et Victor Hugo, qui détestait pourtant que l'on mît de la musique sur ses vers (les 12 et 13 mai)
Récital récité: Pouchkine et la musique. Mélodies et airs de Glinka, Cheremetiev, Dargomyjski, Tchaïkovsky, Rimsky-Korsakov, Moussorgsky, Rachmaninov, Chostakovitch, Sviridov. Vladimir Kapchouk (baryton), Benjamin Laurent (piano et narrateur) Amphithéâtre Olivier-Messiaen de l'Opéra-Bastille, Paris, le 18 février