"Turandot", l'opéra posthume de Puccini, mise en scène par Bob Wilson et dirigé par Gustavo Dudamel, est à l'affiche de l'Opéra-Bastille jusqu'au 30 décembre;
Une nouvelle production à l'Opéra-Bastille, celle de l'oeuvre posthume de Puccini, Turandot, servie par la mise en scène de Bob Wilson et la prise de fonction du nouveau directeur musical de l'Opéra de Paris, Gustavo Dudamel, aura reçu le soir de la première une standing ovation, qui s'adressait d'abord à ces deux personnalités. Moins à la distribution, un peu en retrait.
Une standing ovation spontanée
Tout le monde debout, spontanément. Dès la dernière note. Cela nous a un peu surpris. Mais quand une standing ovation est si rapide, on est bien obligé de suivre, pour assister au bonheur de la troupe et le partager aussi. Il est vrai que la direction énergique et spectaculaire de Gustavo Dudamel (dont c'étaient les débuts en tant que directeur musical à la tête d'une production) comme la mise en scène d'un Bob Wilson inspiré nous avait convaincu. Aussi parce qu'au-delà du travail de ce grand maître du théâtre on avait retrouvé le simple et pur plaisir trop souvent galvaudé d'une splendeur esthétique qui faisait de ce Turandot un conte dont les images nous resteraient en mémoire. A commencer, avant même le lever de rideau, par ce rideau justement, un soleil d'un rouge éblouissant sur un fond rouge, éblouissant aussi, remake, si l'on veut, du Carré blanc sur fond blanc de Malevitch dans une version asiatique somptueuse.
Une évolution orchestrale
Turandot, l'opéra posthume. D'un Puccini déjà gravement malade, qui, à la fois, a conscience de créer une oeuvre, dit-il, originale et peut-être unique, et, à d'autres moments de constater que toute la musique que j'ai écrite jusqu'à maintenant me paraît une plaisanterie et ne me plaît plus. D'un Puccini aussi qui est un compositeur de son temps et le chemin parcouru depuis Manon Lescaut et La Bohème trente ans plus tôt est évident, dans des sonorités orchestrales, des influences, une différenciation plus affirmée de l'orchestre: jusque là celui-ci, très souvent, épousait la ligne de chant, il a, dans Turandot, de plus en plus d'autonomie, y compris parce que c'est lui qui donne, très subtilement, très intelligemment, la touche orientale, chinoise si l'on veut, à la partition, les chanteurs restant dans leur registre, le post-bel canto puccinien, pour le dire vite.
Un autre élément, à travers les personnages des ministres-conseillers, Ping, Pang et Pong, qui pourraient appartenir à la commedia dell'arte: le burlesque, même si c'est sur fond de noirceur (ils essaient de raisonner les princes, de les mettre en garde, et c'est peine perdue) Un burlesque triste, donc, mais la place, que Puccini leur donne, de trio sautillant et scintillant avec une partition très développée est signe aussi d'une évolution dont on ne saura jamais où elle aurait entraîné le compositeur.
La princesse glaciale et l'amour
L'intrigue de Turandot tiendrait sur un ticket de métro s'il en existait encore. La cruelle princesse chinoise Turandot est courtisée par tous les princes du monde à qui elle pose trois énigmes; s'ils n'y répondent pas ils sont passés au fil de l'épée. C'est encore le cas ce jour où Calaf, prince de Tartarie, venu incognito à Pékin, retrouve son père, le roi déchu Timour, accompagné de Liu, la fidèle esclave. Calaf tombe amoureux de Turandot et, malgré les mises en garde des ministres Ping, Pang et Pong, décide de l'affronter. Il le fait et trouve les 3 énigmes, y compris la dernière: Quelle est la glace qui t'enflamme mais devient encore plus glaciale devant ta flamme?, la réponse étant Turandot elle-même. Turandot supplie alors son père, l'empereur, de ne pas la livrer à Calaf. Celui-ci propose un autre défi: Découvre mon nom avant l'aube et je mourrai. Sinon, tu seras à moi. Dans l'entourage de Turandot on a compris que Timur et Liu connaissent l'énigme. Liu se sacrifie alors, dit savoir la vérité mais s'enfonce un poignard pour la garder secrète. Au nom de l'amour? ajoute-t-elle en expirant. Turandot, gagnée à son tour par l'amour, se donnera à Calaf.
Toscanini pose sa baguette...
C'est une nouvelle de Carlo Gozzi, le rival de Goldoni, et très connue à Venise et dans toute l'Italie. Busoni, déjà, en avait fait un opéra. La mort empêchera Puccini de résoudre cette incohérence du livret où le sacrifice de Liu, amoureuse secrète de Calaf, ne semble poser aucun problème moral à celui-ci. Turandot est vaincue... par l'amour, sans que ses crimes ne soient jamais expiés. On le pardonne au musicien, ce sont les conventions de l'opéra, mais elles ont un peu bon dos. On connait par ailleurs l'anecdote de la création, où Toscanini (c'était à la Scala de Milan le 25 avril 1926) posa sa baguette après l'air qui précède le sacrifice de Liu en déclarant dans un silence lourd: C'est à cet endroit que le maestro est mort. Bel effet dramatique, alors que Franco Alfano, compositeur déjà reconnu, avait, à la demande de Toscanini lui-même, achevé l'oeuvre par la reddition de Turandot et le triomphe de Calaf!
Des images somptueuses et de belles idées
C'est ainsi qu'on la joue désormais. Et Turandot va bien au teint de Bob Wilson. A cette recherche de l'ailleurs où la Chine, une Chine rêvée, est aussi celle du théâtre no, avec ses gestes stylisés, ses maquillages crayeux, ses somptueux costumes (les dignitaires qui passent, les tenues de Turandot, rouge éclatant de sa robe et aigrette arachnéenne) et des lumières comme toujours admirables, cet éclat de lune à travers les nuages bleu-gris: en échappant au réalisme, en réunissant aussi les deux grandes puissances d'Asie, l'oeuvre résonne comme une parabole lointaine, dont les codes ne sont pas les nôtres; et cela rend le sort du beau personnage de Liu (c'est lui qui a l'humanité, le souffle de la passion, non Turandot) moins cruel.
Mais Wilson (avec sa co-metteuse en scène Nicola Panzer) trouve aussi des idées de détail magnifiques, même si, au début, les décors qui se croisent de gauche à droite comme s'ils étaient déréglés pendant que le peuple avance et recule finissent par nous donner le mal de mer: les personnages -Timur, Calaf, Liu- demeurent immobiles, visages figés, incertains, pétrifiés peut-être par l'environnement, et c'est très beau, très juste. Belle idée aussi que l'apparition de Turandot, silhouette terrible, sur une sorte de plongeoir d'argent où elle domine le peuple mais au risque d'une chute mortelle. Ping, Pang et Pong, lèvent les bras comme des marionnettes à fil, bien différenciés qu'ils sont, d'abord par leur physique, le Ping baryton sombre de l'Italien Alessio Arduini, le Pang hilare du ténor chinois Jinxu Xiahou, le Pong un peu caricatural (mais voulu ainsi par Wilson) du ténor américain Matthew Newlin.
Emouvante Liu, Calaf trop en retrait
Enfin la mort de Liu, dans sa simplicité même, repose sur une idée admirable. La soprano chinoise Guanqun Yu n'a pas une voix très sonore et le trac l'a fait trébucher sur une ou deux notes mais le timbre est bien joli, l'émotion discrète de sa Liu nous touche profondément, une Liu dont elle fait, belle idée, une sorte de martyre chrétienne qui distille son air, Tu che di gel sei cinta, avec une exaltation mystique grandissante, où l'amour d'un homme, cependant, remplace l'amour de Dieu.
En Turandot Elena Pankratova est le personnage. Elle en a aussi la puissance dans le médium et des aigus faciles mais les notes les plus aigües sont criées et la ligne de chant n'est pas toujours nette. Gwyn Hughes Jones concentre son Calaf sur le célébrissime Nessun Dorma qu'il réussit plutôt bien (mais les graves de la deuxième phrase sont inaudibles): ce Gallois fait un Chinois crédible, les aigus du ténor sont au rendez-vous mais il peine trop souvent à passer dans les autres registres au-delà de l'orchestre. Très honnête Timur de Vitali Kowaliow. Très méritant Empereur de Carlo Bosi qui chante, suspendu dans le ciel. Les choeurs s'amusent bien, dans leurs beaux costumes, il leur faut être vigilant sur les décalages...
Direction puissante de Dudamel
Enfin Gustavo Dudamel, à qui l'on fera le reproche de couvrir trop souvent les chanteurs, obtient de l'orchestre de l'Opéra une puissance et une fluidité qui transforment souvent la partition en magnifique musique de film, ce qu'elle pourrait être. Mais il fait mieux: discret dans les influences chinoises, il jette des ponts vers la musique américaine qui commençait à prendre son essor; ou vers un Prokofiev, compagnon inattendu de Puccini dans le premier acte où l'on croirait parfois entendre la Suite scythe du Russe ou ses premiers concertos pour piano.
Les grandes Turandot: Birgit Nilsson ou Joan Sutherland. Les grands Calaf: Pavarotti ou Corelli. Les plus belles Liu: toutes les Italiennes, Scotto, Freni, Ricciarelli. Dans le public, certains, méchamment, faisaient référence à ces noms-là. Cela n'a pas empêché la standing ovation, qui prouve qu'un opéra peut tenir sur un chef et un metteur en scène. Si les chanteurs prennent à coeur d'être juste un peu moins bon que ces références...
Turandot de Giacomo Puccini, mise en scène de Bob Wilson (et Nicola Panzer), direction musicale de Gustavo Dudamel. Opéra-Bastille jusqu'au 30 décembre.