Ciel! un opéra sulfureux! Powder her face (Poudrez son visage) opéra de chambre de l'Anglais Thomas Adès fit scandale en 1995, racontant les aventures sexuelles de la comtesse d'Argyll avec une ironie telle qu'à l"exception d'une scène osée (et encore, tout dépend comment on la met en scène) c'est plus l'idée de la chose que la chose elle-même qui provoqua la redoutable interdiction... dont tous les amateurs d'opéra se délectèrent.
L'invention musicale constante d'un homme de 24 ans
Et ils s'en délectèrent d'autant que l'oeuvre, d'un homme d'à peine 24 ans, était d'une qualité remarquable -et continue de l'être, puisant, en la détournant, au meilleur de la musique du XXe siècle, dont des tangos décalés, du cabaret berlinois, quelques détours par le grand show à la Broadway. Mais évidemment aussi dans la lignée du maître (pas si british, ou iconoclastiquement british comme les British peuvent l'être) Benjamin Britten. Quant à l'autre opéra qui narre la grandeur et la décadence d'un Anglais sur fond de turpitudes, The Rake's progress de Stravinsky, on y pense évidemment mais, évidemment aussi, jamais au grand jamais Stravinsky n'aurait osé aller trop loin.
Thomas Adès (dont Powder her face dut attendre 2001 pour être créé à Nantes sans, depuis, hanter vraiment le répertoire de nos maisons, la production venue à l'Athénée étant française, mais suisse-française!) trouve aussi, avec une variété folle de jeune musicien très doué, des alliances inédites d'instruments, une quinzaine dont saxophone, piano, harpe et accordéon, qui se démultiplient en combinaisons variées, inattendues, inventives, à deux, à trois même, ou à plus (une orgie?), sensuelles (les petits cris en notes brèves du saxo) ou lassées (plaintes des violons, dans leur rôle) mais surtout qui ne se contentent pas de tendre avec talent une sorte de miroir social à une caste en pointant les hypocrisies redoutables d'une nation mais qui y injectent de l'émotion, de la compassion même, autour de cette comtesse nymphomane qui n'en méritait peut-être pas tant dans la vraie vie mais qui, devenue une créature d'Adès, est sauvée par lui des Enfers (Ah! Ah! Ah!), à moins que l'Enfer d'Adès ne soit pavé, à l'égard des pécheurs qui ont beaucoup péché, des meilleures intentions.
Une belle élégance pour dire le sulfureux
Et la duchesse d'Argyll aura beaucoup péché. Oh! on a exagéré cet interdit aux moins de 16 ans, on le confesse (décidément tout ceci est bien trop empreint de vertu), il s'agit seulement, à l'Athénée, de déconseillé aux moins de 16 ans. Tout dépend, on l'a dit, de la mise en scène, et celle du Suisse Julien Chavaz, est d'une belle élégance dans la transmission du sulfureux. Mais venons-en d'abord à l'histoire de cette duchesse d'Argyll, Margaret de son prénom, dont on s'étonne qu'elle n'ait pas fait l'objet d'un film à la Verhoeven ou à la Haneke. Il est vrai qu'il y faudrait une sorte de Cate Blanchett, mais avec la liberté érotique d'une Sylvia Kristel ou d'une Sharon Stone dans Basic Instinct. Cela peut en inquiéter plus d'une.
Un procès pornographique
Margaret d'Argyll, qui n'était pas noble mais fille de millionnaire, commença sa vie sexuelle à 15 ans en couchant avec un garçon de 18, l'acteur David Niven qui faisait à l'époque la prestigieuse école militaire de Sandhurst; et elle trouva le moyen de tomber enceinte. On fit "glisser" l'enfant. Puis diverses liaisons précoces (dont le frère de George VI, le duc de Kent), puis un premier mariage (et trois enfants) puis un divorce, diverses aventures (anglaises, américaines, françaises), puis enfin, en 1951 (Margaret a déjà 39 ans), second mariage avec le Duke d'Argyll, apparenté aux Stuart, la dynastie écossaise. Entrée dans le club des dix femmes les mieux habillées du monde. Et, en 1963, divorce. Le duc jette alors en pâture à l'opinion des photos pornographiques de sa femme, dont une où elle dispense un charmant plaisir buccal à un homme nu... que tous les tabloïds (et la justice) vont chercher à identifier. En vain. Suspicion que ce fût un ministre, et peut-être même le beau-fils de Churchill. Le duc propose une liste de 88 amants reconnus (des acteurs, des scientifiques aussi), le juge indique que la duchesse s'est complu à des activités sexuelles dégoutantes. Pire encore, certains des amants de Margaret auraient été notoirement des homosexuels (dont les relations étaient encore illégales de l'autre côté de la Manche)
La dignité d'une femme entourée de vampires
Condamnation. Mais dignité d'une femme. Que l'on continuera de voir mener une vie extravagante, au point que, trois ans avant sa mort, proche de la ruine, Margaret devra être aidée par son premier mari et certains amis pour ne pas devenir clocharde. Elle finit dans une maison de retraite où l'avait mise ses enfants.
C'est cette dignité, tout de même, que raconte l'opéra. Scènes dans un savant désordre chronologique, qui semble reproduire en 1960 ce qui s'était produit 24 ans plus tôt, avec comme dispositif un grand lit tournant. Une mise en scène de Julien Chavaz sobre, parfois trop, des panneaux qui entourent le lit dans de discrets tons pastel (gris, rose pâle, bleu), un miroir qui passe où la duchesse se repoudre. Le rôle est tenu par une unique chanteuse. Les trois autres sont des symboles: une soprano, toute jeune, fait la soubrette (qui, à l'instar des Bonnes de Genet, parodie sa patronne) mais aussi la maîtresse du duc (lui, il avait le droit!), une femme du monde outrée, l'opinion publique. Un ténor (beau gosse) joue les valets, les commissionnaires, les artisans sur qui se jette systématiquement (ou parfois non, mais on voit qu'elle en meurt d'envie) la duchesse. Avec ce subtil décalage qu'Adès et son librettiste, Philip Hensher, impriment à l'histoire, nous rappelant que ces prolétaires au physique avantageux trouvaient dans les beaux quartiers un moyen de se faire de l'argent facile sans vraiment vendre leurs charmes (Ah! ma p'tite dame, je ne cède que parce que, socialement, je suis votre obligé. Ravi de vous faire plaisir. Mais pour moi cela ne compte pas. Merci quand même pour la petite gratification. Vous avez mon téléphone? Si besoin... une autre fuite, je veux dire)
Des trouvailles élégantes, des solistes ironiques
Evidemment à aucun moment l'opéra ne nie les besoins de la duchesse, en ne l'accablant jamais, bien sûr, en ne l'admirant pas non plus. En se tenant avec une juste distance, simplement. Dans les deux scènes chaudes. Celle où la duchesse vient d'utiliser un téléphone en sex toy alors que la sonnette de l'entrée retentit, ce qui donne un Come in! (Entrez!) extasié qui fait rire. Celle où, à genoux, la duchesse, bouche grande ouverte, chante comme si... elle ne chantait pas pendant que de la braguette ouverte du valet au regard hors de contrôle sortent des flots de fumée. Cela explique le déconseillé. Mais aussi l'élégance.
Elégance, ironie. Que les interprètes de l'opéra de Fribourg maîtrisent de manière remarquable, toujours sur le fil, toujours justes, toujours dans une critique sociale qui fait mouche avec subtilité. Car c'est évidemment cette hypocrisie de la société anglaise qui est dénoncée. Les amants de Margaret ont tous les droits, les femmes aucun, sinon de ne surtout pas prêter lieu au scandale au risque de la guillotine sociale. Dans les divers registres qu'elle déploie, l'accorte Alison Scherzer, femme de chambre aussi lucide et perverse que celle de Mirbeau, est remarquable et ses aigus, sa ligne de chant, un bonheur constant. Le beau gosse, le jeune ténor américain Timur (registre sonore excellent lui aussi) joue, avec une ambiguïté très Palace, l'amoralité de ces garçons qui n'hésitent pas à devenir en partie filles, en fonction du désir de ceux (celles) qui les repèrent. On est plus réservé sur Graeme Darby dont la voix de basse bouge beaucoup, même s'il incarne très bien, et le duc, et le gérant d'hôtel (glacial) qui vient éjecter la duchesse sans le sou, et (surtout) le juge hurlant ses disgusting sexual activities sans perdre une miette des preuves photographiques qui en font l'étoffe. Remarquables enfin, les musiciens d l'orchestre de chambre de Fribourg sous la direction grinçante et affutée de Jérôme Kuhn.
La belle incarnation de Sophie Marilley
On a gardé pour la fin Sophie Marilley. Outre la voix qui est celle d'une mezzo dotée d'un fort bel aigu, elle compose une duchesse décalée, dépassée, fort émouvante, y compris quand (à la fin de l'oeuvre) elle regarde ce pays qu'elle ne comprend plus, où tout bascule, s'efface, les conventions, les coutumes, son monde, la morale de son monde, elle qui fut accusée de n'en avoir pas. Marilley, physique entre Barbara et Denise Glaser, avec pour tenue robe noire, ceinture argentée, triple rang de perles, manteau de fourrure noir en vison rasé (au début) et cette manière de croiser les bras à la manière de Callas: omniprésente, étonnante, avec son regard et son teint un peu chiffonnés. La vraie duchesse d'Argyll lui ressemblait, mais sans cette fragilité surprise d'oiseau blessé qui fait qu'on a envie de la prendre dans nos bras pour la consoler...
Serait-ce bien raisonnable?
Powder her face de Thomas Adès, dans une mise en scène de Julien Chavaz, direction musicale de Jérôme Kuhn, production de l'Opéra de Fribourg, fut représenté du 11 au 18 juin au théâtre de l'Athénée, Paris.
L'Athénée propose du 25 au 30 juin une version "revue" de la Salomé de Richard Strauss (ou d'Oscar Wilde. Ou les deux) par le groupe berlinois Kollektiv Hauen und Stechen