Le spectacle qui aurait dû être présenté au Théâtre des Champs-Elysées est habile et malin. Plus que Thierry Escaich, on imagine bien que c'est Olivier Py qui en est à l'origine: donner une suite à "La voix humaine" de Poulenc avec "Point d'orgue" donc, une sorte de suite mise en musique par Escaich sur un texte d'Olivier Py. A Patricia Petibon viennent alors se joindre deux fins représentants du chant français, le ténor Cyrille Dubois et le baryton Jean-Sébastien Bou.
L'envers du téléphone dans l'oeuvre de Cocteau
L'expérience est fort intéressante et porte la marque initiale de l'inventif Olivier Py qui, pour diriger le festival d'Avignon, n'a évidemment abandonné ni ses activités de metteur en scène ni non plus ses activités de dramaturge: donner une sorte de suite de La voix humaine de Jean Cocteau mise en musique par Francis Poulenc, la face cachée, l' envers du téléphone! Py a mis pour cela dans sa poche si l'on peut dire le compositeur Thierry Escaich (pour composer cette suite intitulée Point d'orgue) et le brillant Jérémie Rohrer à la tête d'un excellent orchestre national de Bordeaux-Aquitaine. Rohrer avait dirigé il y a quelques années cette admirable version de Dialogues des Carmélites montée par Py dans ce même théâtre, il créa à Lyon ensuite le premier opéra d'Escaich, Claude: si tout cela aujourd'hui ne ressemble pas à une reconstitution de ligue dissoute.
Une femme en rupture dans sa robe de soirée
On voit (ou l'on revoit) en tout cas avec un intense plaisir la version Py de cette Voix humaine de Poulenc qu'une Patricia Petibon en robe cramoisie assume avec une facilité déconcertante. De voix et aussi de jeu. Car il s'agit de cela, dans une sorte de sprechgesang (parler-chanter) à la française, Poulenc a repris pour sa chère Denise Duval, peu de temps après la création des Dialogues, l'oeuvre théâtrale où une femme, seule en scène avec un téléphone, subit la rupture avec son amant en essayant de se raccrocher à lui, par-delà (on est avec le texte de Cocteau dans les années 30) une communication chaotique, interrompue plusieurs fois. L'émotion venant de ce que, a priori, ils s'aiment encore (c'est ce qu'elle veut croire et que l'on retient puisqu'on entend seulement ses mots à elle) mais qu'il se marie avec une autre après tant d'années passées ensemble et elle l'accepte car ce mariage, évidemment, est un mariage de raison ou d'argent.
La beauté de Petibon et le toujours un peu trop de Py
Bien sûr, dans cette succession de moments qui enlève peu à peu à cette femme les lueurs d'espoir qu'elle avait conservées jusque là, on ne sait quelle part vient de ses illusions ou de la lâcheté de l'amant lointain. Mais, au regard d'un texte qui nous apparaît tout de même un peu long (car sans vrai progression), une Patricia Petibon a la puissance requise (au-delà de ses évidentes qualités vocales, la difficulté de l'oeuvre étant de les doser) pour nous attacher à l'idée que peut-être, tant la sincérité de la femme et de la chanteuse crève la scène, elle va réussir à le reconquérir.
Alors que tout nous dit que non. Un peu trop parfois: ce décor habile, une boîte suspendue au centre de la scène, représentant une chambre anonyme et un peu clinquante, avec une toile au mur, l'Ophélie noyée du préraphaélite Hugh Millais (et l'on a souvent dit, à juste titre, que la beauté de Petibon était préraphaélite) Mais au fil de l'oeuvre Py la fait circuler de long en large et de haut en bas, renverse la boîte, de sorte que la femme glisse, signe de sa déchéance, sort un revolver, signe de son possible suicide, décroche Ophélie du mur (comme si nous n'avions pas compris le symbole) pour d'ailleurs ne rien en faire. Toujours un peu trop de choses, de détails, dans les mises en scène d'Olivier Py, détails qu'il faudrait gommer. Mais ce sont aussi ces excès qui font son charme.
Ciel mon marié!
Et les excès il y en a quelques-uns dans la suite... D'abord, bien entendu, dans ce que nous révèle Point d'orgue: excellente idée en soi, que permettent les us du temps mais qui eût été impossible sous Cocteau, la mariée est un marié. On l'avait pressenti (là encore c'était de trop) en voyant passer deux hommes sous la chambre. C'est leur histoire que nous racontent Py et Escaich. En alexandrins libres (le texte de Cocteau est en prose), avec le talent de Py qui est, on l'oublie un peu, un écrivain AUSSI. Le coeur de l'histoire étant, on le devine très vite, de savoir si la femme (qui surgit après une confrontation entre les deux hommes assez longues dans une chambre aussi en désordre que celle de La voix humaine, mais cette fois d'un appartement) va reconquérir son amant.
Une musique d'Escaich vocalement riche
On devine évidemment très vite aussi l'issue que Py réserve à ce trio... et on lui fera là encore le reproche de tomber par excès dans quelques clichés faciles du dominant et du dominé, celui qui est le plus tourné vers les garçons (nommé l'Autre) accablant avec ironie Lui (Bou) pour sa complaisance à se complaire dans sa déchéance, ses drogues, son masochisme... et, sans doute, les souvenirs de sa vie hétérosexuelle -même si, comme souvent avec Py, les homos sont aussi hétéros que les hétéros sont homos, ainsi que s'entend le discours final de l'Autre (Dubois)
Dubois et Bou (presque) à contre-emploi
Mais il y a par ailleurs de très belles tirades sur les nuages, sans la dimension chrétienne (en même temps, allez savoir!) que Py glisse souvent. La musique de Thierry Escaich s'insère habilement dans ce qui doit être, comme chez Poulenc, une sorte de flux continu où l'écriture vocale, exigeante et réussie, ne ménage guère l'Autre: aigus sonores requis, tessiture haute et tendue, que Cyrille Dubois maîtrise sans effort apparent, composant un personnage extraverti, flamboyant, à la limite de l'hystérie, et l'on a peu l'habitude de voir Dubois, plutôt réservé sur scène, dans ce registre. Jean-Sébastien Bou joue, lui, la veulerie avec classe, dans un registre de baryton moins délicat. Et les interventions de Petibon la reposent du rôle que lui a offert Poulenc.
Seule réserve: si l'écriture vocale de Thierry Escaich est de beau niveau, réussissant à être à la fois dans la lignée de La voix humaine et à s'en démarquer, la riche partition orchestrale passe un peu par tous les styles et, malgré son professionnalisme évident, manque, il est vrai à une unique écoute, d'une personnalité marquée. De là l'avantage (il faut bien trouver une qualité à toutes ces captations sans public que cette saloperie pandémique nous a imposées et qui nous ont consolé un peu) de pouvoir revoir le spectacle à tête et oreilles reposées, auquel cas, promis, on battra notre coulpe (on a failli écrire couple...)
La voix humaine de Francis Poulenc suivi de Point d'orgue de Thierry Escaich, mise en scène d'Olivier Py avec Patricia Petibon, Jean-Sébastien Bou, Cyrille Dubois, l'orchestre national de Bordeaux-Aquitaine sous la direction de Jérémie Rohrer. Enregistré il y a quelques semaines au Théâtre des Champs-Elysées à Paris. En VOD sur le site du théâtre des Champs-Elysées pour trois mois (donc jusqu'à la fin d'août) au prix de 10 euros.