C'est une "Ariane à Naxos" de Richard Strauss présentée au festival d'Aix-en-Provence l'été dernier qui s'installe au théâtre des Champs-Elysées, avec une distribution différente: un spectacle de qualité... musicale mais une mise en scène inutilement compliquée de Katie Mitchell, qui dévoie le charme inouï de cette musique.
L' "Ariane à Naxos" revisitée
Ils voulaient faire "Le bourgeois gentilhomme". Ils ont fait, et remodelé, cette "Ariane à Naxos" qui, après avoir été accueillie très froidement à Stuttgart en 1912 dans une version interminable (trois heures et demie), prendra son envol en pleine guerre (1916) à Vienne en un peu plus de deux heures. "Ils", ce sont Richard Strauss et son librettiste favori (de l'époque), Hugo von Hofmannsthal, qui venaient de commettre, deux ans plus tôt (1910) leur chef-d'oeuvre, "Le chevalier à la rose"...
Ils revisitèrent donc l'histoire d'Ariane, abandonnée par Thésée sur l'île déserte de Naxos, Thésée qu'elle avait pourtant sauvé du Minotaure en lui confiant le fil qui lui permettait de sortir du Labyrinthe. La pauvre Ariane pleure et veut mourir, devant la compassion impuissante d'Echo, Dryade et Naïade. Mais voici qu'arrive un dieu "jeune et beau" qui tombe en pâmoison devant la belle. Et elle aussi. C'est Bacchus. Enfin une histoire d'amour qui finit bien!
Compositeur et comédiens rivaux
Elle est l'objet d'un acte chanté, dont l'auteur est un jeune Compositeur, qui doit être créé lors de la soirée brillante organisée par l'"homme le plus riche de Vienne", entre souper luxueux et feu d'artifice mais aussi une démonstration de commedia dell'arte sous l'autorité d'Arlequin et Zerbinette. Ceux-ci sont persuadés que l' "Ariane" va ennuyer tout le monde et tuer leurs effets, quant au Compositeur il n'a, lui, que mépris pour ces saltimbanques. Discussions diverses sur la pureté de l'art, agitation, caprice de la cantatrice ou du maître à danser. Mais voici que le secrétaire de l'homme riche annonce tout à coup que, "pour aller plus vite", l'histoire tragique d'Ariane et la commedia dell'arte seront jouées en même temps et "c'est à vous, les artistes, de vous débrouiller pour y parvenir". Consternation générale. Le Compositeur est prêt à claquer la porte. Mais, lui dit son maître de musique, "comment feras-tu sans l'argent promis qui te permettrait de vivre six mois à ton aise?"
Une agitation parfois fatigante
Bien sûr il sera fait exécution des ordres du secrétaire, Arlequin et Zerbinette surgis de nulle part et tentant au milieu de l'oeuvre de distraire la pauvre Ariane. L'opéra s'achève sur le triomphe de l'amour. Il est probable que Strauss et Hoffmansthal auraient, de nos jours, encore complexifier leur "opéra dans l'opéra". Katie Mitchell propose un décor unique d'appartement viennois contemporain (avec quelques éléments Art Nouveau) et oppose l'agitation des préparatifs au statisme de l'histoire d'Ariane, qui chante le plus souvent devant une table pendant que les autres personnages changent de tenue à vue autour d'elle...
Agitation du début qui finit par être fatigante quand on cherche à prêter attention à ce que nous dit Strauss (par la voix du Compositeur) sur la liberté de l'artiste face à des mécènes trop riches (comprenez aussi: des politiques trop envahissants) Il y a un moment où le va-et-vient de personnages qui entrent et sortent sans autre objet que leur trajet ne s'impose plus. A l'inverse Ariane est à la fin d'une immobilité coupable; reste l'amusante Zerbinette et sa robe à lampions, ainsi que ses compagnons qui ressemblent à des danseurs mondains.
L'énigme des boîtes dorées
Surtout pourquoi donc la metteure en scène nous a-t-elle gratifiés de ce "coup de théâtre" d'une Ariane enceinte qui accouche devant nous: est-ce l'enfant de Thésée? est-ce Bacchus dont elle serait la mère? Quels sont ces boîtes mystérieuses recelant une lumière dorée que lui propose Bacchus adulte (et même quinquagénaire)? On ne comprend rien, on n'a que faire de l'enfant, il est d'ailleurs abandonné par sa mère à son triste sort et comme tout ce monde fait du sur-place, si nombreux dans un si petit espace, on finit par s'ennuyer, ce qui est un comble avec une musique pareille qui mêle poésie et champagne, avec une écriture à destination des chanteuses qui trouve un Strauss dans sa plus belle inspiration.
La mise en scène avait beaucoup déçu l'été dernier à Aix-en-Provence. Au lieu de la reprendre, Mitchell l'a confiée à son assistante sans, apparemment, y rien changer. Il nous reste donc les voix, globalement de qualité, mais c'est une autre distribution qu' à Aix. Les trois rôles principaux, de femme, sont quasi dans la même tessiture que le trio magique du "Chevalier à la Rose"! Ariane, soprano épanouie comme la Maréchale. Le Compositeur, rôle travesti pour mezzo comme Octavian. Et, en lieu et place de Sophie, soprano léger, une colorature, Zerbinette...
Très bien, Kate Lindsey et Olga Pudova
Ma préférée sera Kate Lindsey qui, après quelques mesures de réglage, gratifie son Compositeur de ses beaux graves et de sa musicalité. Et le personnage est là, dans sa véhémence juvénile: dommage qu'elle ne chante pas dans la seconde partie! L'Ariane de Camilla Nylund est bien dans le médium, à l'aise dans les pianos mais elle peine parfois dans les aigus à couvrir l'orchestre et la voix se met à bouger.
Très jolie Zerbinette de la jeune Russe Olga Pudova (rôle que chantait Sabine Devieilhe à Aix après que Natalie Dessay l'eut incarné bien des fois): si Pudova doit encore travailler son médium, elle est excellente dans la très longue scène de "commedia", d'une intense virtuosité avec de vertigineuses descentes... Charmant groupe enfin d'Echo-Naïade-Dryade (on croirait les trois dames de "La flûte enchantée") où brille, en Dryade, le délicieux mezzo de la Française Lucie Roche.
Bons rôles d'hommes, sans Jonas Kaufmann
Du côté des hommes les rôles sont moins marqués. Jean-Sébastien Bou est un peu trop sonore en Maître de musique mais la voix (de baryton) est bien timbrée. Marcel Beekman se tire sans ridicule de ce Maître de ballet tout de rose vêtu et perché sur des talons aiguille. Groupe sans reproche des Italiens mené par l'Arlequin brillant de Huw Montague Rendall. Et bon laquais de Guilhem Worms (qu'on avait remarqué dans "Le barbier de Séville" pour les jeunes) Enfin dans le rôle parlé du Secrétaire, Maik Solbach a la morgue que n'a pas son maître, affublé d'une robe rouge ridicule...
Reste le Bacchus de Roberto Sacca, qui n'en peut mais: malgré ses aigus vaillants, mais avec un vibrato parfois gênant, le "dieu jeune et beau" du quinquagénaire, sans vouloir faire preuve de jeunisme, fait assez pâle figure. Surtout quand on se souvient du Bacchus d'il y a deux ans dans ce même lieu, en version de concert: c'était Jonas Kaufmann.
Pas assez de bulles dans le champagne...
Jérémie Rohrer et l'orchestre de chambre de Paris ne déméritent nullement mais l'on sent trop souvent qu'ils marchent sur des oeufs, se contentant de faire entendre le mieux possible la musique, sans jamais nous emporter dans ce champagne viennois où l'Empire millénaire jette ses derniers feux. C'est d'ailleurs la légèreté et l'humour (la faute d'abord à la mise en scène!) qui manquent le plus à cette production, qu'on ira cependant entendre si l'on ne connaît pas ce bijou musical.
"Ariane à Naxos" de Richard Strauss, mise en scène de Katie Mitchell, direction musicale de Jérémie Rohrer, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, les 28 et 30 mars.