La « Manon » de Massenet retrouve l’Opéra-Comique, où elle fut créée en 1884. Patricia Petibon y est une remarquable Manon.
Manon, la jeune fille qui s'amuse...
L’Opéra-Comique retrouve une de ses enfants, « Manon », peut-être le chef-d’œuvre de Massenet, qui est donnée dans une mise en scène d’Olivier Py proposée à Genève il y a plus de deux ans, déjà par Patricia Petibon, et passée par Bordeaux ensuite. Sous la direction de Marc Minkowski Frédéric Antoun est le chevalier des Grieux, l’amoureux de Manon Lescaut… pardon : de Manon…
Car Massenet y tenait. A Meilhac, son librettiste, qui lui parlait de « Manon Lescaut », il répondait : «Non. Manon » Archétype de la jeune fille qui traîne, certes, tous les cœurs après soi mais qui veut avant tout… s’amuser : « Ah ! combien ce doit être amusant de s’amuser toute une vie ! » chante-t-elle dans son premier grand air.
Manon la scandaleuse
Malheureusement, ni au XVIIIe siècle, quand l’abbé Prévost écrit son « Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut » (1731) qui fera un tel scandale, ni même à la fin du XIXe siècle, on ne peut tolérer qu’une femme s’amuse -et d’ailleurs on n’est pas sûr d’avoir fait des pas de géant depuis dans ce sens ! « Manon » est donc l’histoire d’une toute jeune fille petite-bourgeoise de seize ans, promise au couvent pour être déjà un peu trop délurée, et qui, à une étape de la malle-poste, s’enfuit avec le premier venu (Des Grieux, un chevalier tout de même !) pour vivre de plaisir, d’amour et d’eau fraîche.
S’amuser ! Cela passe par le jeu, la table, les hommes mais pas tant que cela (un plus riche, Brétigny, quand Des Grieux se fait arrêter sur ordre de son père, inquiet qu’il dilapide sa fortune) La vie de Manon culmine dans l’acte du « Cours-la-Reine » où se retrouvaient au temps de Louis XV non les prostituées de bas étage mais les femmes très très entretenues…
La grâce inouïe de Petibon
Et après l’ascension viendra la chute, terrible, le retour de Des Grieux et la mort. Manon, dans son air si célèbre du Cours-la-Reine, « Je marche sur tous les chemins / Aussi bien qu’une souveraine », avait pressenti qu’il faut rire et faire la fête parce que la vie est courte, surtout en ces temps-là : « Et si Manon devait jamais mourir / Ce serait mes amis dans un éclat de rire » (ce ne sera pas le cas) Et encore : « Aimons, rions, chantons sans cesse / Nous n’avons encore que vingt ans »
Patricia Petibon, avec une grâce inouïe d’actrice, nous donne constamment ces sentiments-là, mutine et gaie, si féminine avec l’éclat de sa chevelure rousse au milieu de ce décor en noir et rouge et près des cheveux noirs ou gris de tous les chanteurs, de la tenue noire d’abbé de des Grieux, que le chagrin de la rupture avec Manon veut faire entrer dans les ordres… Et la voix est à la hauteur, dans ce rôle tendu de soprano lyrique où la diction parfaite, le frémissement du chant, l’émotion contenue (l’autre air fameux, « Adieu, notre petite table », avec son ton de faux pastiche XVIIIe siècle, est une merveille de mélancolie pudique), composent une très émouvante Manon, dessinée par la chanteuse sans aucun excès, sans aucune faute de goût.
Un amour sincère pour le chevalier des Grieux
Manon la bonne fille, la gentille un peu trop coquette, un peu trop insouciante, qui n’a pas su rester à sa place, et qui connaîtra le sort terrible qu’on réservait odieusement à celles qui dérangeaient l’ordre établi. Malgré l’amour sincère de des Grieux (c’est lui, le narrateur de l’histoire) auquel Frédéric Antoun prête son élégance, son beau timbre de ténor bien projeté, vaillant, un peu trop parfois, au détriment des nuances. Sa confrontation avec son père (Laurent Alvaro, musicalité, présence !) est remarquable.
La mise en scène: c'est du Py!
Cette scène de Saint-Sulpice (Manon s’en va, dans l’église du même nom, reconquérir des Grieux qui a pris les ordres pour l’oublier – « Oui j’ai voulu mettre Dieu même / Entre le monde et moi »), dans la sobriété d’un décor sombre, est très réussie par Olivier Py, dont la mise en scène, très… Py, mélange le meilleur et le moins bon. Au point qu’on entendait des spectateurs désabusés ou agacés lâcher à la sortie : « C’est du Py ! » Ce qui est déjà montrer une personnalité que n’ont pas toujours les metteurs en scène.
Une incarnation de la sexualité façon Pigalle
L’intuition de Py est donc de faire de Manon (dixit Petibon dans le programme) "une incarnation de la sexualité, d’Eros, au même titre que la Nana de Zola. Elle est aussi un sphinx et un rêve, le rêve de des Grieux" Et de convoquer Nana, Lulu (que Petibon chanta dans une mise en scène…de Py), Carmen. Le premier acte installe donc un décor d’hôtels de passe façon Pigalle (clignotants compris) et Manon, à son arrivée, se voit poursuivie par des théories d’hommes déchaînés alors qu’elle vient, pour s’endormir, de revêtir une liquette fuchsia (qu’elle emmenait au couvent ?) en attendant que son cousin, l’ambigu Lescaut, venu l’accompagner, dessoûle…
Manon en Dalida Louis XV
C’est assez vivant, assez réussi, sauf que… cela ne résiste pas longtemps. Manon n’est pas une prostituée, c’est une femme entretenue, et qui aime sincèrement un homme, en s’en rendant compte trop tard. Elle n’a pas la liberté de Carmen, pas sa flamboyance. Et l’on n’en est pas encore à l’énigme Lulu…
Surtout, c’est oublier que l’opéra est l’histoire d’une ascension autant que d’une chute. Ainsi l’acte le plus raté est celui du Cours-la-Reine où Manon, qui devrait se pavaner comme les riches dames des tableaux de Watteau, Boucher ou Fragonard, descend un escalier en Dalida Louis XV (avec danseurs demi-nus qui ondulent du popotin) sans autre but pour le metteur en scène que de se faire plaisir. Comme quand il habille des Grieux en femme et Manon en chevalier (Manon, icône du féminisme !) alors qu’il s’agit seulement de déguiser Petibon la rousse en cette autre rousse célèbre (pas tout à fait avec la même voix), Mylène Farmer à l’époque de « Libertine » …
La mort de Manon, très réussie
Et l’on passera sur ces hommes à quatre pattes chevauchés (littéralement) par des filles de joie maquillées comme des camions volés ou portant des masques de cochons puisque l’homme, on le sait, a de bas instincts animaux. Dommage car, par exemple, la mort de Manon (d’épuisement, sur le chemin qui la conduit aux galères) est très réussie dans sa sobriété (grâce aussi au jeu de Petitbon) à laquelle s’ajoute la belle idée de lui conserver sa robe de soirée couleur crème car c’est cette image, au lieu de haillons, que des Grieux, qui la recueille dans ses bras, expirante, gardera de sa bien-aimée…
Marc Minkowski, une énergie inlassable
Beau Lescaut, dans son ambiguïté même, de Jean-Sébastien Bou malgré quelques problèmes de justesse. Le Morfontaine, odieux à souhait, de Damien Bigourdan, le Brétigny, plus pâle, de Philippe Estèphe, l’hôtelier d’Antoine Foulon : bien aussi. Chœurs très corrects de l’Opéra de Bordeaux mais les dames pas toujours en place dans l’air de Saint-Sulpice.
Enfin Marc Minkowski, à la tête de « Musiciens du Louvre » un peu secs, rend justice au génie de cette musique, à ses couleurs et aux différents climats qu’elle véhicule, tuant dans l’œuf, et c’est tant mieux, l’idée d’un « suave Massenet » au profit d’une énergie inlassable qui a le défaut, évidemment, d’oublier la poésie de certains passages en chemin. Mais pour lui, pour de belles intuitions de mise en scène, pour le des Grieux d’Antoun et la lumineuse et émouvante Manon de Petibon, le retour à la maison de la triste et gentille héroïne de Massenet se révèle une réussite.
« Manon » de Jules Massenet, mise en scène d’Olivier Py, direction musicale de Marc Minkowski, Opéra-Comique, Paris, les 16 et 21 mai à 20 heures, le 19 mai à 15 heures