C'est une nouvelle proposition faite aux jeunes chanteurs de l'Académie de l'Opéra de Paris: une "master class" publique, (en français une leçon de chant), dont on espère qu'elle sera renouvelée très vite. Le premier à avoir essuyé les plâtres de l'aventure était le grand baryton français Ludovic Tézier.
La musique des mots
Ce soir-là Tézier ne chantait pas Germont père dans La Traviata à Garnier. Il écoutait. Du Verdi aussi mais pas que... : six chanteurs pour cinq oeuvres, Les noces de Figaro (Mozart), Rigoletto (Verdi donc), Faust (Gounod), Werther (Massenet), La Bohème (Puccini, le duo initial de Mimi et Rodolphe). Cinq opéras parmi les plus célèbres, deux en français, trois en italien, langues où Tézier a puisé la majeure partie de sa (déjà) riche carrière.
Et cet homme, discret mais d'une belle exigence (on le constatera pendant la soirée), a la modestie et l'honnêteté de nous avouer qu'ils ont déjà tous travaillé en amont, redressé certaines choses et qu'il ne s'agira pas de remettre en place la justesse des voix, la qualité du gosier: on s'en rendra vite compte, il y a de l'or dans ces voix-là, à ceux qui leur enseignent ou leur conseillent (Tézier ce soir) de les faire briller le plus possible au service de ce qu'ils ont à défendre -et d'abord (c'est ce qu'il y eut de passionnant, et peut-être d'inattendu pour certains qui trouvaient parfois le déroulement un peu austère) la musique des mots.
(Tant trop souvent même les plus grands font résonner un sabir qui pourrait s'excuser quand il s'agit de langues lointaines mais qui est moins acceptable quand il s'agit de leur propre langue ou de celles, anglais, allemand, italien, français, qui se rencontrent le plus souvent dans l'étude du chant)
Construire un air comme une saynète
La démonstration de Tézier était presque trop simple avec le premier air, celui du Comte des Noces de Figaro, "Hai gia vinta la causa". Défendu par Alexander York, baryton américain de belles prestance que nous avions découvert l'an dernier (les élèves font deux ans, plus rarement trois, on entendait ce soir quatre nouveaux sur six), cet air n'était que musique... sans la moindre psychologie. Or dans ce moment où le Comte apprend qu'il a été trompé, il y a tout à jouer, la morgue du noble colérique, la rouerie (le Comte veut influer sur la justice), l'envie ("un serviteur comblé quand je ne le serais pas"?), la satisfaction rude, enfin, à l'idée de sa vengeance. Et cela en deux minutes où il faut quasi à vue changer de sentiments et dans la voix et dans la figure. Où un chanteur doit se transformer en comédien, construire son air comme une saynète: "Show us, dit Tézier à ce garçon au sourire franc, the dark side of your soul (Montre-nous le côté sombre de ton être)"
Et le piano de Christopher Vazan (car les pianistes sont aussi élèves de l'Académie, en cycle d'accompagnement) est un peu rêche, trop clair et pas vraiment partenaire.
La lumière des voyelles
Autre exercice avec mademoiselle Xenia Prochina, ravissante Russe à la voix... ravissante, le moelleux et l'éclat, la lumière et la pureté, un beau registre de colorature. Mais ce "Caro nome", le premier air de Gilda dans Rigoletto est faussement simple: une jeune fille pense au "cher nom" de son premier amour. Y mettre l'espérance, un peu de regret, la naïveté (on est au début de l'oeuvre). Tézier ne pense pas au parallèle avec l'air de la lettre chanté par Tatiana dans Eugene Oneguine, ce qui parlerait immédiatement à la jeune Russe. Mais il fait mieux: lui, qui a tant chanté Verdi, il travaille la lumière des voyelles, qui n'ont pas du tout en italien la configuration qu'elles ont même en français: "Petit son, petite voyelle. Grande voyelle, grand son" souffle Tézier, avant de travailler sur les consonnes, pour que Prochina n'évolue pas en Netrebko, fameuse pour "mâchouiller" les phrases de bel canto. Et voilà qu'à la fin mademoiselle Prochina nous régale de beaux sons "sfilati" (filés) Un timbre à suivre.
Pas de pantalon slim quand on est baryton!
La prestation de Timothée Varon ("Avant de quitter ces lieux", air célèbre de Valentin dans Faust de Gounod) voit le jeune baryton chanter dans sa propre langue... et Tézier écouter la sienne. La voix de Varon est belle, bien sonore, bien pleine, peut-être est-il intimidé devant ce public: il enlève ses lunettes (moyen de chanter dans un rassurant brouillard) et... Tézier, impitoyable, ne lui laisse rien passer. D'abord sur des aigus mal amenés parce que le compositeur ne les "prépare" pas; il faut donc, dit Tézier, presque anticiper des notes qui n'existent pas (on entre vraiment là dans les "trucs" de chanteurs!). Puis Varon, dans sa volonté d'imposer le personnage, chante un Valentin extraverti, or, si Valentin, partant à la guerre, confie sa soeur, Marguerite, au "Roi des cieux", c'est plus par une prière introspective: "Tu veux trop en faire. Pense davantage l'air en et pour toi-même" Et puis (et cela amuse beaucoup l'assistance) on aura appris qu'il ne faut jamais porter en récital un pantalon "slim": "Cela te serre les genoux. Donc ça les bloque. Or on est ainsi fait: si tu bloques ton genou, tu bloques ta pomme d'Adam" Contorsions de Varon pour se débloquer les genoux, ce qui signifierait chanter en caleçon! Il n'ira pas jusque là, Tézier rappelant d'ailleurs aux spectateurs cette maxime que connaissent bien ceux qui ont fait du chant: pour atteindre les aigus, baisser l'assise du corps; pour les sons graves se redresser. "Donc quand ça monte il faut descendre. Quand ça descend il faut monter"
La belle Charlotte de mademoiselle Bouchard-Lesieur
On écoute alors Marie-André Bouchard-Lesieur, une nouvelle, dans l'air des Lettres de Werther de Massenet (et son remarquable accompagnateur-partenaire cette fois, Rémi Chaulet); et l'on se demande ce que Tézier aura à lui dire: Bouchard-Lesieur a la voix, le style, une vraie présence, l'intensité du jeu. Que lui faire changer? Broutilles! Et l'on sent ici que le professeur Tézier est là pour proposer d'autres pistes, pour aller dans la finesse du détail plus que pour redresser: qu'elle ne perde pas le chant au profit du jeu! Quelques consonnes à placer différemment, quelques attaques qu'on peut modifier, quelques mots qui, plus sonores ou, au contraire, plus murmurés, en prendront plus de force. Et faire vraiment un sort au "Je vous écris de ma petite chambre / Au ciel gris et lourd de Décembre", de l'avis de Tézier un des passages les plus désolés, les plus étranges de l'histoire de l'Opéra et, par ses explications, nous remettant en perspective la terrible souffrance morale de Werther.
Un ténor coréen hilare
Une demi-heure pour chacun. Ces leçons sont intenses aussi pour nous (certains, fatigués, sortent) et demandent souvent de comprendre l'anglais. On lâche un peu prise, et Tézier aussi, sur le duo de La Bohème de Puccini: la Mimi d'Andrea Cueva Molnar (Tézier lui parlant en français) a une bien joli voix, le timbre du Coréen Ki Up Lee est celui d'un superbe ténorino (Tézier lui parle anglais) qui, à chaque remarque, sourit tout le temps comme Lang Lang et, une fois, pige, une fois ne pige pas (et s'en tire par une plaisanterie) Tout le monde rit, tout le monde est fatigué, mademoiselle Molnar s'accroche à ce que dit le professeur mais trop timidement. On verra ce que donneront ces deux-là, professeur Tézier aura fait son maximum. Il nous reste, au-delà de cette rencontre bizarre, deux heures de belle transmission.
Master Class de Ludovic Tézier à Alexander York (Mozart), Xenia Prochina (Verdi), Timothée Varon (Gounod), Marie-Andrée Bouchard-Lesieur (Massenet), Andrea Cueva Molnar et Ki Up Lee (Puccini), élèves de l'Académie de l'Opéra de Paris. Amphithéâtre de l'Opéra-Bastille, Paris, le 8 octobre.