Martha Argerich reçoit ses amis, Edgar Moreau, Gérard Caussé, Prokofiev et Mozart

Martha Argerich C) Adriano Heitman

Mais Martha Argerich n'était pas seule à recevoir ses amis. Stephen Kovacevich, son second mari, les recevait aussi: à l'altiste Caussé et au violoncelliste Moreau s'ajoutaient la pianiste japonaise Akane Sakai et les deux violonistes Tedi Papavrami et Raphaëlle Moreau, celle-ci soeur d'Edgar. Dans un programme où chacun avait au moins deux oeuvres à défendre, essentiellement de Mozart et Prokofiev.

 

On le sait, la plus grande pianiste du monde, la plus "légendaire" en tout cas, refuse depuis des années de jouer seule. Un des moyens de partager la musique est donc d'inviter des amis. Les amis en question deviendront aussi des partenaires, ou l'ont été, la "famille" Argerich s'agrandit, se renouvelle. Avec Stephen Kovacevich la relation est autre puisqu'il fut son mari, le père de sa fille. C'est lui qui, l'autre soir, ouvrit le bal.

Allemande de la 4e Partita de Bach

La pureté du toucher, la retenue de la note. Le chant qui s'élève vers Dieu, nous touche au coeur. Kovacevich est entré, longue silhouette dont la crinière blanche seule rappelle qu'il approche les 80 ans; il porte une chemise indienne grenat, un pantalon plus clair, lie-de-vin, d'improbables chaussures noires. Il s'assied très bas. On a l'impression, cela nous arrive assez peu, que Bach est devant nous, que la musique lui vient du bout de la plume, sans effort, envoyée par quelque puissance divine.

Stephen Kovacevich C) David Thompson / EMI Classics

Mozart: Andante avec cinq variations pour piano à quatre mains K. 501

Elle le rejoint, haut noir, robe noir et blanc imprimée de grosses lettres. Une partition peu connue, elle prend la partie haute du piano. Le thème est dit, avec cette énergie, cette évidence à laquelle participe Kovacevich. Les variations sont enchaînées comme s'il n'y en avait qu'une, comme si la musique coulait de source, ainsi quand Argerich joue Schumann où les humeurs de la musique se succèdent brutalement. La clarté de l'un, la fougue de l'autre dans une oeuvre ramassée, concise.

Quand ces deux-là quittent la scène, c'est un peu Mick Jagger qui sort au bras de Paul McCartney.

Mozart: Rondo-Allegretto du "Trio des Quilles"

On dit que Mozart imagina ce trio pour violon, clarinette et piano lors d'une partie de quilles chez son élève, Franziska von Jacquin, dont le frère jouait de la clarinette. Drôle d'idée que de ne nous en donner qu'un mouvement, dans la version (de Mozart) où le violon remplace la clarinette. C'est en place, violon et alto se répondent, chacun dans son registre. La Japonaise Akane Sakai joue propre mais n'est pas un leader, Tedi Papavrami est bien trop discret, c'est Gérard Caussé, l'altiste, qui donne l'énergie et ce n'est pas son rôle, dans cet extrait beaucoup trop sage dont on aurait pu se passer.

Gérard Caussé C) D. Arranz

Mozart: Quatuor avec piano n° 2 K. 493

Ce n'est pas non plus une oeuvre très jouée, cet hybride de concerto et de quatuor (Mozart en écrivit un jumeau peu avant) où le pianiste est clairement face au trio des cordes. On retrouve Kovacevich (Mozart n'est pas le compositeur favori d'Argerich) qui assume son rôle avec une rare élégance de toucher, nous rappelant à chaque note quel pianiste il a été, il est encore. Quatuor très beau, peut-être pas LE chef-d'oeuvre; piano véloce, violon en réponse, leader des trois cordes, alto qui le soutient, violoncelle (décidément ce n'est pas un instrument que Mozart aime beaucoup) à la rythmique. Le rythmicien, de luxe, est Edgar Moreau, Caussé est impeccable évidemment. La découverte est Raphaëlle Moreau, la petite soeur d'Edgar, que j'avais entendue au printemps à La Baule. Aisance en scène, son charnu, sûreté de la ligne musicale, elle assume, et c'est très beau à voir, elle toute jeune, le face-à-face avec le vieux pianiste si juvénile de jeu. Le mouvement lent est un peu désuni, chacun cherchant une voie parallèle aux autres. Rondo qui a de la grâce baroque, sur une mélodie un peu trop précieuse, mais avec des surprises harmoniques... très mozartiennes. Et entr'acte.

Prokofiev: extraits de Cendrillon dans la version pour deux pianos de Mikhaïl Pletnev

Argerich et Sakai. Elles ont enregistré ensemble Le sacre du printemps de StravinskyAkane Sakai se hisse alors à la hauteur d'Argerich dans ce ballet qui vaut, à quelques admirables mélodies près, le plus célèbre Roméo et Juliette. L'élégance et l'évidence, le mordant, la virtuosité, la musicalité. L'une des pièces jouée à toute vitesse sur des rythmes différents. La transcription de Pletnev, remarquable, devient vraiment du piano de Prokofiev.

Edgar Moreau C) Julien Mignot / Erato

Haendel: Passacaille (transcrite pour violon et violoncelle par Johan Halvorsen)

Le frère et la soeur Moreau dans un éblouissant morceau virtuose, sur une base de Haendel et une transcription dans les années 1900 d'un Norvégien virtuose du violon. Traits improbables, mordant, toujours un son soigné malgré les tourbillons virtuoses, aisance, complicité joyeuse: on savait les qualités d'Edgar, qui joue cela comme une évidence, on a confirmation de celles, remarquables, de Raphaëlle, l'un et l'autre n'oubliant jamais de mettre de la musique dans cet exercice de haute voltige. On croit voir les frères Capuçon en version garçon-fille, les Capuçon qui ont fait de cette Passacaille un de leurs "tubes"

Prokofiev: Sonate pour violon et piano n° 2

On sait qu'Argerich est une fervente interprète de Prokofiev: son enregistrement du 3e concerto pour piano avec Claudio Abbado (jeunots tous les deux) est resté légendaire. Elle a fait aussi le ramassé et virtuose 1er concerto qui n'est pas mal non plus. La 2e sonate n'est pas si souvent jouée, la version originale est pour flûte et David Oistrakh, dédicataire de la 1e sonate, demanda à Prokofiev une transcription pour son instrument. On est en 1943, en pleine guerre. Le son du violon donne une âpreté, une amertume, quelque chose de grinçant à cette sonate, que Tedi Papavrami, violoniste discret et de talent, rend avec justesse et sans excès. La présence d'Argerich le hisse très haut, celle-ci trouve instantanément  la tonalité du son qui permet entre les deux un juste équilibre, le piano ne devant surtout pas couvrir le violon. Mélodies qui partent dans des directions inattendues, beauté du thème initial, énergie de la partie motorique, Argerich vous oblige à sortir de vous-même.

Scherzando un peu torturé, Argerich joue vite, un peu trop pour Papavrami qui n'installe pas exactement le thème. C'est vraiment une sonate incertaine, insomniaque, brouillardeuse. Il se passe une chose curieuse: je ne quitte pas des yeux les mains d'Argerich, si mon oreille entend tout. Mains fascinantes, qui voltigent, se posent, se confondent ou reprennent leur liberté avec une fascinante évidence. Mouvement lent très beau, poétique et ardent puis triste à mourir. Le dernier mouvement manque, chez Papavrami, de cette ironie grinçante qu'on trouve plus souvent chez Chostakovitch mais le duo a fonctionné, rendant bien justice à Prokofiev.

Re-Martha C) Adriano Heitman

La conclusion Kovacevich

A l'heure des applaudissements fulgurants, il manque Kovacevich. Le voici tout à coup qui traverse la salle, on nous a annoncé que c'était son anniversaire (pas tout à fait vrai: c'était la veille. Le 18 octobre, c'est un autre "frère" de Martha qui a eu 75 ans, le grand Nelson Freire!) En l'honneur de ses 79 ans, c'est Kovacevich qui nous fait le cadeau d'un Prélude et fugue du Clavier bien tempéré: il joue Bach comme s'il était chez lui, avec l'ombre de Bach accoudée au piano et le silence d'un chat muet, sauf que ce n'est pas un chat mais 2.000 personnes qui le suivent des yeux. Puis le public espère un duo Argerich-Kovacevich sans doute. Tout ce petit monde parlemente, se retourne vers Martha, qui n'a pas envie, "mais non, pas moi seule, et puis rien est écrit pour une formation pour nous tous -Mais c'est toi qu'ils réclament- Ah! mais jamais toute seule - Bon, ma cocotte, tu ne changeras pas. Eh! bien moi j'y vais..." Et de nouveau Kovacevich, merveilleux de limpidité (Allemande de la 4e Partita) pendant que tous les autres sont assis, les uns à l'écouter, Argerich regardant ostensiblement au plafond (qui est très très haut évidemment), le bouquet de fleurs qu'on lui a offert oscillant dangereusement...

On ne garantit pas le "Ma cocotte!" ni en espagnol d'Argentine ni en anglais d'Amérique. Mais c'était un charmant petit théâtre humain suivant quelques moments magiques.

"Martha Argerich, Stephen Kovacevich et leurs invités"  (Akane Sakai, piano, Tedi Papavrami et Raphaëlle Moreau, violons, Gérard Caussé, alto, Edgar Moreau, violoncelle): Bach (4e Partita, Prélude et fugue en ut dièse mineur), Haendel/Halvorsen (Passacaille), Mozart (Andante avec cinq variations pour piano à quatre mains; Trio "des Quilles" (3e mouvement); Quatuor avec piano n° 2 K. 493), Prokofiev (Suite de "Cendrillon" pour 2 pianos; Sonate n° 2 pour violon et piano) Philharmonie de Paris le 18 octobre