Un chef-d'oeuvre pas assez donné, la 13e symphonie d'un Chostakovitch qui en a beaucoup écrit (des chefs-d'oeuvre!) C'était l'essentiel du programme du Philharmonique de Radio-France l'autre jour, avec le concours remarquable de Matthias Goerne. Au point de (presque) faire oublier la création contemporaine du Danois Hans Abrahamsen.
Des concertos pour cor assez rares
Tant il est compliqué d'exister à côté d'un haut chef-d'oeuvre, alors même qu'il faut féliciter Radio-France et ses orchestres de continuer, concert après concert, une politique de création. Celle-ci n'était pas mondiale mais française, le Concerto pour cor du Danois Hans Abrahamsen. Oeuvre bienvenue pour un instrument qui n'est pas si bien servi en concertos -ceux de Mozart, de Haydn et ceux de Richard Strauss et puis? Un Concertino de Weber, un concerto d'Hindemith, un autre de Glière...
Il faudrait, on l'a déjà dit, immédiatement réentendre une oeuvre que l'on découvre, d'un compositeur -Hans Abrahamsen- qui n'est pas parmi les plus familiers. Sexagénaire, bien connu semble-t-il en Europe du Nord (ce qui est normal), Allemagne incluse. Et c'est d'ailleurs le corniste solo de l'orchestre philharmonique de Berlin, Stefan Dohr, qui lui commanda ce concerto, à lui, Abrahamsen, qui a justement pratiqué le cor pendant ses études à Copenhague. Dohr la joue ce soir pour nous, cette oeuvre assez brève (un grand quart d'heure), dont il a l'exclusivité jusqu'à juillet prochain et qu'il créa dans sa bonne ville de Berlin en janvier 2020, sous la direction de Paavo Järvi.
L'influence de l'Allemagne romantique
Il y a, nous dit-on, influence de l'Allemagne romantique, du souffle des forêts, dans une première partie en notes longuement tenues, comme un grand paysage calme avec un soliste apaisé. Et puis les violoncelles s'agitent, la forêt semble touchée par le vent, ou par l'arrivée des chasseurs, des petites phrases ascendantes qui se mêlent pupitres après pupitres (riche instrumentation, comme souvent dans la musique contemporaine), le cor soliste étant central dans cette agitation (et évidemment sa partie bien défendue, quoique un peu timidement ce soir-là, par son créateur), souvent à contre-courant, interventions descendantes comme un appel fébrile puis, quand le calme revient, qui est celui peut-être d'une forme de mort, accablé ou résigné. Bien écrit tout cela, sans que s'en dégage une personnalité vraiment originale.
Mais le coup sur la tête est à venir, avec Babi Yar.
Babi Yar, un cauchemar
Babi Yar: cela pourrait ressembler au titre d'un conte, comme la Baba Yaga, la sorcière cruelle du poème symphonique de Liadov. Mais Babi Yar, c'est au contraire un cauchemar. Babi Yar, c'est ce ravin à la sortie de Kiev où les nazis massacrèrent en deux jours de septembre 1941 près de 34.000 Juifs: massacre de masse déjà lors même que la solution finale n'avait pas encore été définie. Babi Yar, lieu que le pouvoir soviétique ne vantera pas forcément ensuite dans son martyrologe, d'abord parce que non exempt lui-même d'un antisémitisme endémique (surtout quand Staline était encore au pouvoir), antisémitisme largement partagé avec certains pays alliés (la Pologne), ensuite parce que pendant toutes ces années d'après-guerre on cultivait le principe qu'il n'y avait eu dans les pays occupés par les nazis que des résistants, ce qui permettait d'ignorer que des supplétifs ukrainiens avaient aidé au massacre de Babi Yar.
Avec Evtouchenko, une prise de risque dans ces années-là
Et voici que Chostakovitch met les pieds dans le plat. A plusieurs titres, et après avoir donné des gages (la 11e symphonie consacrée à la révolte populaire de 1905, la 12e symphonie à la révolution de 1917). On est en 1962, le compositeur se glisse, si l'on peut dire, dans la fenêtre de tir que sont les dernières années de Khrouchtchev, plus préoccupé de gérer la crise des missiles de Cuba que d'exercer une glaciation culturelle, ainsi de la tolérance des écrits du jeune poète Evgueni Evtouchenko.
Un Evtouchenko déjà rebelle dans ses années de lycéen sous Staline, un Evtouchenko déjà remarqué très jeune pour ses premiers recueils poétiques, un Evtouchenko célèbre en ce début des années 60, pendant littéraire d'un Noureev (qui, lui, allait partir), équivalent, si l'on veut, par sa blondeur charismatique, d'un Le Clezio chez nous, et qui allait entraîner là-bas un nouveau courant poétique (Bella Akhmadoulina, par exemple, dont il fit son épouse). Un Evtouchenko un peu oublié aujourd"hui mais les plus anciens d'entre nous y voyaient alors une pensée différente, peut-être un espoir.
"Je me sens aussi ancien que le peuple juif"
Et il faut lire ce Babi Yar d'Evtouchenko dont Chostakovitch fait un mouvement d'un quart d'heure terrassant de force, de grandeur, et d'âpre beauté. Le poète qui, sur les lieux, écrit J'ai peur, aujourd'hui je me sens aussi ancien que le peuple juif. Je me sens comme si... me voilà Juif. Et c'est aussi ensuite des références à Dreyfus, aux pogroms, à Anne Frank (pas encore lue dans les écoles), et, simplement, aux morts de Babi Yar, avant cette conclusion si habile (mais comment écrire autrement à cette époque-là?): Il n'y a pas de sang juif dans mon sang / Mais sur moi pèse la hideuse haine / De tous les antisémites comme si j'étais un Juif / Et voilà pourquoi je suis un vrai Russe.
Une dimension mystique, des créateurs qui renoncent
Et peu à peu les musiciens se rendent compte du contenu du texte, de l'oeuvre, d'autant que la puissance impressionnante de la musique de Chostakovitch les renforce encore: un Adagio glaçant et accablé, rythmé par des cloches lointaines, une élégie personnifiée par un Matthias Goerne dont tout l'art est d'être immédiatement dans l'empathie d'un texte, avec puissance plus que colère car la colère serait inutile. Et -trouvaille de Chostakovitch- ce choeur qui répond au poète, choeur d'hommes (Le sang coule), sur le mode des chants slavons, des vieux chants orthodoxes, mode assez rarement utilisé par le compositeur et qui, sur cette masse écrasante, presque immobile, des sons, prend une dimension, non pas religieuse, mystique.
Les barytons prévus pour la création renoncèrent les uns après les autres. Le chef historique, ami de Chostakovitch, Evgueni Mravinsky, qui avait créé d'autres symphonies, renonça lui aussi. La première eut cependant lieu à Moscou en décembre 1962, sous la direction d'un autre chef, immense et un peu oublié, Kyril Kondrachine -il n'y a d'ailleurs pas de secret, Kondrachine finira par s'exiler. Pas Mravinsky.
4 mouvements en prolongement de Babi Yar
C'est qu'ensuite (et nous, qui n'avions pas forcément révisé notre Babi Yar avant de l'entendre, de nous dire: Il y a encore quatre mouvements après celui-là) comment tenir. Comment rester à la hauteur d'un tel sommet?
On a vite la réponse: par le génie. Mais le génie s'appuie aussi sur le génie (ou le talent) d'Evtouchenko: les poèmes suivants n'ont plus rien à voir avec Babi Yar. Plus rien mais tout. L'humour où un certain Hadji Nasreddin, prisonnier politique (allant) à son exécution, désinvolte, se mit à danser et soudain, d'un signe de la main, disparut de son propre manteau. Faîtes confiance à "Chostak'" pour décrire ce personnage dans un Allegretto grinçant et bruyant, pirouetteux à souhait, pendant que Goerne se fait une tête de marchand russe de l'ancien temps qui erre dans les rues boueuses des villages au son d'un petit violon.
Au magasin et c'est la cohorte des femmes russes, les unes sous les châles, d'autres sous des fichus, comme avant un acte héroïque, comme au travail; et l'éternelle question, après la journée de labeur, du "rien" dans les boutiques (Je grelotte chante Goerne-le-poète sur le ton d'un lied) Et l'intense Largo sur les Peurs (En Russie les peurs s'évanouissent / Comme les spectres d'autrefois / Traînant aux portes des églises, comme des vieilles/ ça et là elles mendient encore leur pain) où Evtouchenko va au plus vrai (La peur secrète d'une dénonciation anonyme) en se retournant contre lui-même (J'écris, hanté par la seule peur/ De ne pas écrire avec toute ma force)
Des interprètes au plus haut
Cela vaut pour Chostakovitch. Cordes graves. Notes hautes, superbes, d'un baryton qui devient ténor pour crier sans relâche. Et cette conclusion ironique, Une carrière, sur ce fou (selon les prêtres) qui était si sage, Galilée. On ira tous, cher homo sovieticus (pour ne pas parler de tous les homo quelquechosus), au paradis des robots sauf si des musiciens comme Chostakovitch nous inondent d'humanité.
Et, donc, Matthias Goerne, revenu à Paris une deuxième fois en un mois (tant les grands ont eux aussi envie, en ces temps absurdes, d'exercer leur art), magistral d'engagement en grand diseur qu'il est, accompagné par des musiciens si fiers à leur tour d'exercer leur art (nous fiers d'eux) devant un petit Mikko Franck grand par le mélange d'analyse et de sensibilité qu'il maintient pendant plus d'une heure, équilibre idéal. Et les hommes des choeurs de Radio-France et de l'Armée française en soutiens imparables.
Et pour tout dire, nous, le petit groupe que nous sommes, silencieux à la fin, un peu sonnés, l'émotion longue à quitter son piédestal.
Orchestre philharmonique de Radio-France, direction Mikko Franck, avec Stefan Dohr (cor), Matthias Goerne (baryton), Choeurs d'hommes de Radio-France et de l'Armée française: Abrahamsen (Concerto pour cor). Chostakovitch (Symphonie n° 13 "Babi Yar") Concert enregistré à l'auditorium de Radio-France et diffusé sur France-Musique le 15 janvier.