A l'Athénée, la charmante opérette transatlantique "Normandie" est arrivée à bon port... avant le confinement!

C) Casilda Desazars

Une "opérette transatlantique", car située sur le fameux paquebot "Normandie", l'ancêtre du "France": musique exquise et variée du maître Paul Misraki, chansons très bien écrites et fort drôles; et des habitués de ce répertoire-là, regroupés autour des Frivolités parisiennes. Un spectacle qui est arrivé joyeusement à bon port... juste avant le reconfinement.

A propos d'un paquebot mythique

Il a dû soupirer d'aise, le metteur en scène, Christophe Mirambeau. Normandie achevait sa tournée après la province par 4 représentations parisiennes et la dernière (à guichets fermés toutes les 4!) avait lieu ce vendredi 16, Normandie durant exactement le temps qu'il fallait pour rentrer chez soi se claustrer... à moins d'habiter hors d'Île-de-France, en Normandie par exemple, auquel cas cela n'avait aucune importance (bon, si, Rouen. Mais, dans ce cas-là, on couchait dans l'Eure pour respecter l'heure)

Normandie n'avait jamais été reprise depuis sa création en 1936 aux Bouffes-Parisiens. Peut-être en raison de la vie si brève du mythique paquebot (1935 à 1939) qui n'eut que le temps de recevoir le fameux Ruban bleu décerné aux meilleurs navires de croisière. Même le France ne l'obtint pas. Le Normandie assurait la liaison Le Havre-Southampton-New-York qui, déclaré "plus beau navire du monde" se vit très vite concurrencer par le vaisseau amiral anglais Queen Mary (Southampton-Cherbourg-New-York). A l'époque il y avait assez de clientèle pour remplir sans problème ces deux bateaux de prestige.

Catherine (Sarah Lazerges) C) Casilda Desazars

Misraki jeune musicien talentueux

Henri Decoin monta à bord. Le cinéaste de Premier rendez-vous, Razzia sur la Schnouf ou La vérité sur Bébé Donge y conduisait sa troisième épouse, Danielle Darrieux. "Quel décor, pensa-t-il, pour une opérette!". Le cinéma, ce sera Paris-New-York d'Yves Mirande avec Michel Simon...

Decoin réussit son livret, qui s'apparente à un scénario. Il demande la musique à un jeune homme de moins de 30 ans venu de Turquie. Paul Misraki vient de faire un tube: Tout va très bien madame la marquise. Il est le pianiste et le compositeur de Ray Ventura qui, avec son groupe des Collégiens, met de la bonne humeur (en s'appuyant souvent sur le jazz) sur les scènes françaises. Pour Ventura il écrira Qu'est-ce qu'on attend pour être heureux, avec Trenet Je chante et plus tard pour Piaf et Brassens, Montand et Henri Salvador, et des musiques de films à foison mais semble-t-il plus aucune oeuvre de théâtre.

1936, on danse sur un volcan

C'est très dommage. Un des charmes de Normandie est dans la manière dont ce jeune homme sait varier les ambiances, les styles, en fonction du moment et avec la musique de son temps. Swing, rythmes latinos, sambas, rumbas, mais aussi valse 1900, java, java lente, choeurs endiablés ou trios nostalgiques; ou encore le délicieux fox-trot, Je voudrais en savoir davantage très joliment chanté par Marion Tassou (Barbara) qui se lance ensuite avec son amoureux (Guillaume Beaujolais) dans une chorégraphie à la La La Land. C'est très "d'époque", d'un optimisme qui se verra brisé par la guerre mais, en attendant, la joie distillée par Normandie ressemble à une danse sur un volcan et peut faire écho à notre époque.

Le vrai "Normandie" dans le port de New-York en 1939 C) AFP

Une histoire de riches, de pauvres et d'amour

Decoin a tricoté, sur ce paquebot où, contrairement au Titanic, il n'y a pas de passagers pauvres, une histoire où se confrontent cependant les classes sociales. Soient trois filles de milliardaires américains (Betty, Barbara et Margaret - Julie Mossay, Tassou et Caroline Michel) qui sont tombées amoureuses de petits Français, l'un coach sportif sur le paquebot (Pierre Babolat), le second radio-télégraphiste (Beaujolais) le troisième mécanicien de profession qui surgit comme passager clandestin (Guillaume Paire chantant trop bien, donc trop fort, comme s'il était dans un opéra, de sorte qu'il y a un contraste parfois gênant entre lui et tous les autres, qui retiennent et modulent). Les papas, Jeff Broussoux, Denis Mignien et Richard Delestre sont très bien, évitant le piège des accents et se montrant, comme tous les riches, hâbleurs, un peu naïfs et plus intéressés par la réputation de leurs filles que par les fiancés qu'elles se sont donnés. Ils sont tout aussi séduits, comme bien d'autres, par Catherine (Sarah Lazerges), la croqueuse de diamants, qui aborde chaque homme par un Il me semble, monsieur, que je vous ai déjà croisé quelque part (distillé d'une belle voix grave). Sous le regard du barman (Halidou Nombre, de l'abattage!) et d'un jeune pasteur (Guillaume Durand, au beau timbre de baryténor) fils d'une bigote maman (Caroline Roëlands, qui signe une chorégraphie efficace) et qui a donc dû prendre les ordres alors que sa vocation était danseur acrobatique...

Betty (Julie Mossay) C) Casilda Desazars

Décor astucieux autour de NORMANDIE

On est un peu inquiet au départ par ce décor composé de lettres blanches formant le nom de NORMANDIE, qui encombre la scène d'autant que les musiciens, habillés en matelots avec marinière et pompons, viennent en occuper le fond. Eh! bien Christophe Mirambeau, le metteur en scène, s'en sort très bien, grâce à une très jolie astuce: les lettres de NORMANDIE forment d'autres mots dans diverses scènes, en relation avec ce qu'elles disent: OR et RADIO, par exemple, quand le télégraphiste apparaît devant sa riche héritière. AME sur l'air Nous ne sommes plus des enfants qui devient AMEN quand apparaît le pasteur. NON répondent les papas et quand les trois Français chantent (avec gouaille) C'est pas pour rien qu'on est des Parisiens c'est AMI qui se développe en MARI. Et au-dessus de ce décor étroit, où les scènes de groupe témoignent d'un vrai esprit de troupe, de ravissants dessins (façon animés) que l'on doit à la remarquable Casilda Desazars nous montrent pendant ce temps le bateau traversant les flots, le jour clair et la nuit étoilée, les oiseaux et les poissons qui passent: travail magnifique!

Jolie écriture d'André Hornez

Rythme soutenu, voix dont aucune ne démérite, un tube, ça vaut mieux que d'attraper la scarlatine (çà vaut mieux que d'avaler d'la mort-aux-rats), que tous, après Sarah Lazerges (très bien), reprennent, un couplet chacun puis le choeur, costumes d'époque, sans leur faire un sort. Un dernier mot: la qualité remarquable des textes d'André Hornez, qui multiplie les jeux de mots qui font sens dans un esprit Vermot... de qualité supérieure! Je ne mélange pas évidemment / Les centimes et les sentiments. Ou, avec coquetterie On nous juge trop sur le fond/ Et pas assez sur les formes. Si je suis un gros, je ne suis pas ingrat (d'accord, celle-là est plus facile...) Et encore quand les jeunes filles sont enfermées dans leurs cabines par leurs papas: On nous boucle, c'est un vilain tour. Je dirais même un double tour.

Le "Normandie au Havre en 1938 ©Lux-in-Fine/Leemage

On en oublie. Cela participe du plaisir qu'on a pris à cette Normandie sur-mer que l'orchestre des Frivolités Parisiennes mené par Thibaut Maudry mène à bon port avec beaucoup de style (même si les cuivres jouent parfois trop fort) Et l'on attend donc avec intérêt (hélas! pour quand?) qu'une autre opérette de ce répertoire injustement oublié retrouve le chemin des planches pendant que Normandie continuerait sa route vers des territoires aussi exotiques pour elle que la Côte d'Azur ou le Pays Basque.

Normandie, sur un livret d'Henri Decoin et André Hornez, musique de Paul Misraki, mise en scène de Christophe Mirambeau. Soli et orchestre des Frivolités Parisiennes dirigés par Thibaut Maudry. Théâtre de l'Athénée, Paris, le 13 octobre.

Et je découvre -après la bataille- que les représentations du 15 et 16 octobre ont été annulées, un chanteur "n'allant pas bien". Ce n'est donc pas seulement suite aux annonces du gouvernement que les directeurs de théâtre ou d'opéra s'arrachent les cheveux mais par, sans doute, une certaine insouciance (coupable) de certains artistes tant on ne compte plus les spectacles supprimés. Peut-être faudra-t-il aussi que le monde du spectacle se pose la question de sa propre responsabilité et que, devant jouer, chanteurs et comédiens s'imposent une vie de moine. C'est certes dur mais en tout cas on n'a pas entendu parler pour l'instant de clusters du côté des spectateurs...