"Le diable à Paris" devait éclairer les fêtes de fin d'année au théâtre de l'Athénée. Cette opérette de 1927, créée par Raimu, aura finalement été captée "dans les conditions du direct", avant une tournée en France dont la troupe des "Frivolités parisiennes" qui a monté le projet, espère qu'elle aura lieu.
Une représentation captée puisqu'elle n'a pu avoir lieu
Depuis plusieurs années le théâtre parisien de l'Athénée-Louis Jouvet nous fait le plaisir de célébrer les fêtes en joyeuse (s) compagnie (s). La première de ces compagnies s'appelait Les Brigands et nous régala avec de charmants Offenbach (dont, justement, le méconnu Les Brigands!) La troupe des Frivolités parisiennes a pris le relais, plus spécialisée dans le répertoire un peu oublié des années 20 et 30, qui regorge de pépites, porté qu'il était par une multitude de chanteurs-acteurs, pour le bonheur d'un public de toutes classes sociales qui, dans ces années d'après-(première)-guerre n'avait qu'une envie, s'amuser.
Et l'on s'amuse franchement à ce Diable à Paris, qui fera d'abord la joie des malheureux spectateurs privés de leur soirée: la troupe, d'accord avec le théâtre, a donc capté, avec les moyens filmés nécessaires, une représentation menée en temps réel qui sera mise à disposition de tous ceux qui avaient payé leur place. En attendant une tournée qui était prévue (commençant à Tourcoing le... 6 avril) Bref, les heureux privilégiés qui ont pour mission de vous rendre compte peuvent vous le dire, à défaut de vous le chanter: oui, c'est charmant.
Un Diable perdu dans le XXe siècle (et qu'est-ce que ce serait du XXIe?)
Car cela part aussi d'une jolie idée qui pourrait être traitée d'ailleurs de manière plus sociologique, voire philosophique: comment se comporterait le Diable, et comment se comporterait-on envers Lui, s'il était de retour sur terre dans un monde où les plaisirs et la morale, l'envie de s'amuser et les règles-barrières du qu'en-dira-t-on, se trouvaient... cul par-dessus tête; dans un monde certes encore catholique de fait mais passablement indifférent au risque d'aller brûler en enfer pour ses propres turpitudes, 2 ou 3 bons siècles après que cette menace eut encore fait frémir la majorité des populations européennes?
Et d'ailleurs le Diable en question, quoique ayant les attributs du Diable (la tenue rouge, les petites cornes, la queue en forme d'éclair ) et continuant de se faire appeler Lucifer, Belzébuth, Méphisto (ce qui d'ailleurs, selon les strictes préceptes chrétiens, n'est pas parfaitement exact), s'est un peu arrondi et fait d'autant moins peur qu'il arrive en nous exposant ses problèmes de couple, une femme qu'il déteste -Proserpine, donc il se confond aussi avec le dieu romain des Enfers, Pluton!- et peut-être une identité sexuelle qui est loin d'être claire. On le dit d'emblée, dans ce rôle Denis Mignien est hilarant, geignard et popotte, et même un peu Alzheimer avant la lettre, à ne pas s'étonner que les Parisiens qu'il croise dans cet attirail le bousculent, le méprisent, le traitent de "carnavaleux": décadence absolue du plus redouté des êtres au temps de nos ancêtres si lointains.
Guéthary, Pays Basque, avant les surfeurs
Mais avant cela (c'est le second acte) on était à Guéthary, charmante station balnéaire du Pays Basque non encore envahie par les surfeurs où "il ne se passe jamais rien" (c'est le début) qui va vite se transformer en "où on s'ennuie à mourir, vite à Paris, vite à Paris!" On notera que cela n'a pas tellement changé et que les odes à la beauté des petits villages français distillées à longueur de journaux (de 13 heures) n'empêchent pas leur désertification inéluctable pour les raisons que nos personnages de 1927 évoquaient déjà à moins que de nouveaux arrivants (des surfeurs)... mais les surfeurs sont rares dans le Berry (très jolie région par ailleurs) ou au fin fond de la Lozère (département cependant plein de charme)
On est donc à Guéthary, en sa gare plus précisément, où vient d'arriver un nouveau chef (de gare donc), André, personnage mystérieux, ancien joueur, peut-être mauvais garçon; mais il a croisé la charmante Marguerite, une autochtone, et des sentiments fulgurants l'ont conduit à poser ses valises (percées) sur les quais de Guéthary où sévit déjà comme aiguilleur un certain Fouladou (à la création le Toulonnais Raimu dans ce rôle de Basque), assez laid de sa personne, mais qui n'a à offrir à une éventuelle Dulcinée que des trains.
Une garde-barrière très haute couture
Marguerite, elle, est amoureuse aussi d'André dont elle ignore les zones d'ombre. Mais Marguerite a pour tante la redoutable Marthe Grivot, la garde-barrière de Guéthary, qui n'admet pour sa nièce qu'un homme qui a de la fortune. A André: J'ai la main légère/ Rappelez-vous-le/ Mon petit monsieur/ N'essayez pas / de me mettre en colère. La garde-barrière de Guéthary, robe-ballon fuchsia, escarpins roses, bibi-macaron rose à plume verte...
Une garde-barrière habillée façon Schiaparelli... On voit bien que les auteurs n'ont jamais mis les pieds dans les bourgs de province et n'ont aucun idée de la vie cheminote! Pas étonnants: le marquis Robert de Flers, après avoir perdu son ami et collaborateur Gaston de Caillavet, s'était retourné vers le tout aussi noble Francis de Croisset, l'auteur de Ciboulette de Reynaldo Hahn; au moins eurent-ils cette belle idée, André n'ayant pas de fortune et Fouladou pas de beauté, de leur faire convoquer le Diable. Celui-ci surgissant dare-dare à Guéthary (incognito), émoustillé aussi par ce prénom de Marguerite qui lui rappelle (et aux spectateurs de l'époque plus cultivés qu'aujourd'hui) sa dernière "conquête", la fiancée de Faust (au moins chez Goethe)
Les jolis coq-à-l'âne d'Albert Willemetz
Mais André et Fouladou, malins, d'obtenir un sursis s'ils présentent au Diable des jeunes filles très parisiennes (comprenez: des show girls vaguement dénudées) qui lui feront oublier son insupportable épouse...
La deuxième partie est un peu longuette, même si tout aussi enlevée en bien des passages. Nos deux librettistes peinent à dénouer les fils d'une intrigue qu'ils ont compliquée en y incluant une chanteuse à l'ego aussi démesuré que ses prétentions artistiques, Paola de Valpurgis (la nuit de Walpurgis ou nuit des moissons étant identifiée en Allemagne, donc chez Goethe, au sabbat des sorcières! Toujours les références). Mais les chansons de l'inépuisable Albert Willemetz, qui en écrivit tant et tant, sont toujours ravissantes, pleines de trouvailles, du Sortant de la salle de jeux / Je... au Mon oeil ravi/ Vit/ Se lever le soleil de France (c'est André qui narre la première fois qu'il rencontra Marguerite). Du Oui, ces messieurs seront contents / D'être payés argent comptant au Quand on s'appelle Satan / On s'attend / A tout. Cela paraît facile peut-être mais on rit de bon coeur et c'est exactement dans l'esprit du spectacle, rehaussé par la fine chorégraphie de Caroline Roëlands et les ravissants et nombreux costumes de Colombe Loriau Prévost qui montrent une vraie connaissance et de la comédie musicale et de la mode en général. Seul reproche à la coiffure de Suzanne, qui est davantage années 40 qu'année 27...
Des musiques de l'époque, avec saxophone et fox-trot
L'inconnu Marcel Lattès, lui, signe une musique qui, sans être inoubliable, est charmante, puisant dans l'époque, avec un beau pupitre de vents où brillent saxophone et clarinette de ce temps-là et quelques rythmes qui le signent aussi, du fox-trot à la rumba. C'est dirigé avec soin et swing par l'excellent Dylan Corlay dans une mise en scène efficace d'Edouard Signolet, avec une petite troupe de qualité où brillent la Marthe de Sarah Maulan, abattage et juste voix; mais aussi Céline Groussard (et c'est une excellente idée des librettistes) la narratrice de cette histoire, blonde en forme (s), robe blanche à la Chantal Goya dans l'acte de Guéthary, se transformant en entraîneuse à Paris, court vêtue dans son uniforme rouge et ses cuissardes. Et avec cela un ton délicieusement mélo où elle distille cependant quelques remarques vipérines...
Troupe de qualité, avant une "vraie" année prochaine
Jolie silhouette en Paola de Julie Miossay, qui peut améliorer sa diction. Comme le peut Marion Tassou dans son premier air de Marguerite (on ne comprend pas grand-chose): Tassou a une voix lyrique qui détonne avec le reste de la troupe mais c'est sans doute voulu; elle est en revanche très émouvante dans son air de rupture. Mathieu Dubroca tient bien le rôle d'André (jolie voix, un peu faible) mais on a du mal à le voir en ancien malfrat. Rien à dire du Fouladou de Paul-Alexandre Dubois, fort correct, et que des compliments, on le redit, au Diable de Denis Mignien!
On ajoutera -et on les citera, en guise de Bonne année- les charmantes "Guéthary girls" et très british "show girls" ("what means enfoiré?") : Mélodie Avezard, Sophie Girardon, June van der Esch, Géraldine Deschenaux, Camille Nicolas et Laëtitia Gawlec. Ainsi que les quatre "boys" qui montrent aussi des talents d'acrobates -Bart Aerts, Fabian Miroux, Stoyan Zmarzlik et Eric Jetner. A suggérer aux Frivolités parisiennes, pour l'année prochaine (et un Noël normal), les Trois jeunes filles nues de la même époque (et aux chansons du même Willemetz) dans lesquelles (nous en étions, modestement) les animateurs de France 2 avaient triomphé il y a plus de dix ans, ce qui, avant d'être dû à leur talent, l'était à la charmante qualité de l'oeuvre, et reconnue comme telle par des (télé)spectateurs amusés.
Le diable à Paris de Marcel Lattès, livret de Robert de Flers et Francis de Croisset, lyrics d'Albert Willemetz, par la troupe des Frivolités Parisiennes, mise en scène d'Edouard Signolet, direction musicale de Dylan Corlay. Enregistré au théâtre de l'Athénée, Paris, le 19 décembre 2020. En tournée à partir d'avril 2021 (espérons...)