Un air de violon en guise de démarrage

AFP PHOTO / FRANCOIS GUILLOT

C'est toujours la question que l'on aime poser aux autres, à ces musiciens que l'on interroge avec gourmandise et curiosité: "Comment tout cela a-t-il commencé?". La plupart du temps par un instrument qui fascine, un son, une sensation tactile, une menotte de petit enfant qui se tend vers des touches noires et blanches.

Et le mélomane ? Comment cela a-t-il commencé-t-il pour lui ? Par quel coup de coeur ? Quel éblouissement ?

Je vous dois cet aveu, puisque nous allons passer quelques moments ensemble.

Imaginez un immeuble bourgeois parisien à l'hiver 1969. Un adolescent provisoirement tout seul, un gros poste à galène (rappelons-le aux plus jeunes d'entre vous, la télévision était encore un média RARE) que les adultes avaient oublié d'éteindre et soudain, dans les oreilles de cet adolescent qui s'em...nuie, tombe un air sublime, une cantilène intense qui prend son envol, s'en va vers le ciel, revient, se replie sur soi-même, interminable et bouleversante, une cantilène à faire pleurer les pierres chantée à coeur perdu et du fond d'une vallée de larmes par un violon. Un concentré de violon, une quintessence de violon, le violon le plus violon qui puisse être. L'adolescent n'est pas spécialement musicien, quoique d'une famille qui le soit davantage. On lui a fait faire trois ans de piano entre sept et dix ans, cela lui a fait mal aux doigts. Il a réussi à traverser dans l'indifférences les mailles du filet rock'n'roll, du filet yéyé, les Beatles ne lui font ni chaud ni froid, les Rolling Stones encore moins, à peine la voix de Joan Baez, assez pure, quant à Bob Dylan il chante beaucoup trop du nez. Et voici qu'en cet après-midi banal et grise un rayon d'or tombe sur sa vie, l'illumine et le transfigure.

Il parait que Claudel a reçu ainsi la grâce divine, dans une obscure église de campagne. Il s'agissait pour moi de la grâce musicale, un certain Tchaïkowsky était l'auteur de la cantilène, le thème intense et ardent, dévastateur, du 1er mouvement de son concerto pour violon. Mais plus encore (le "quelqu'un d'autre" du début de ce paragraphe, c'est lui, davantage que Tchaïkowsky), le violoniste, le passeur divin, le sonneur angélique et profond de cette merveille, s'appelait David Oïstrakh. Le "roi David". Je me mis en quête aussitôt de ce nom, de ce visage large, de ces yeux noirs qui respiraient la bonté et surtout surtout de la beauté absolue qu'il tirait d'un morceau de bois vernissé dont je ne pouvais me douter qu'il valait lui aussi de l'or. De toute façon Oïstrakh aurait tiré des sanglots d'une écorce de chène.

David Oistrakh en concert à Moscou / V. Baranovskiy / RIA Novosti/AFP

C'était un enregistrement de jubilé, un concert donné à Moscou pour ses soixante ans en octobre 1968. Ce concerto, il l'avait enregistré bien des fois. Dans l'enregistrement (double microsillon) que je n'ai même pas acheté (les microsillons coûtaient cher pour un gamin de treize ans qui n'avait pas beaucoup d'argent de poche), il y avait aussi la 6e symphonie du même Tchaïkowsky, la fameuse "Pathétique", qu'Oïstrakh lui-même dirigeait. Il commençait à l'époque une activité de chef, souffrant déjà de problèmes cardiaques qui allaient l'emporter six ans plus tard. Il faut croire que les poussées d'adrénaline d'un chef d'orchestre sont moins dévastatrices que celles d'un violoniste. Le paradoxe est que, de ce monde de la musique classique qui s'ouvrait à moi et que je n'allais plus quitter (y revenant sans cesse et de la manière la plus exclusive qui soit), j'ai longtemps mis le violon de côté au profit du piano: les autres violonistes, et j'en écoutais pourtant de prestigieux, me paraissaient "grincer" à côté de "mon" Oïstrakh. Et l'autre paradoxe, mais celui-là n'est qu'apparent, est que je conserve fort peu d'enregistrements de ce maître qui a réorienté ma jeune vie: comme si j'avais peur, en les écoutant, non pas d'être déçu mais d'être trop intensément bouleversé. Celui que je chéris finalement le plus, Oïstrakh y est... altiste! Et c'est son fils Igor qui tient le violon. C'est la "Symphonie concertante pour violon, alto et orchestre" de Mozart (et l'Orchestre, c'est le Philarmonique de Berlin prêté par Karajan): sublime, forcément, dirait Marguerite D. Allez l'écouter, en pensant à cet homme dont tous les témoignages disent l'empathie, la fidélité en amitié (avec Prokofiev, Chostakovitch, Rostropovitch, Richter), l'altruisme; et, sur le dernier accord, prolongez par l'air de Rosine du "Barbier de Séville", "Una voce poco fa".

Le voyage commence, traversant la nuit, au gré du silence ou de la musique.