On vous en avait parlé, il est dans les bacs depuis l'été: l' "Otello" de Jonas Kaufmann, enfin de Verdi mais qui a un nouveau visage, celui du plus grand ténor actuel. Et avec en bonus (très remarquable, le bonus!) mademoiselle Federica Lombardi, absente de la conférence de presse de juin- il n'y avait que ces messieurs. Bref, un "Otello" parfaitement recommandable.
Otello, un Himalaya pour tous les ténors...
On peut évidemment faire confiance -c'est son tempérament- à Kaufmann pour nous présenter un Otello fragile, qui ne renie rien de sa jalousie et de sa puissance d'homme de guerre, mais qui n'hésite pas à montrer ses fêlures. Le rôle d'Otello, il l'a dit, est un Himalaya que tous les ténors n'osent pas affronter, et d'abord par sa complexité psychologique - d'habitude, selon le mot de George Bernard Shaw, le ténor se fait tuer par la basse qui lui reproche d'avoir couché avec la soprano, ce qui est conforme à sa nature de bon vivant séducteur. On est évidemment ici dans autre chose; et d'ailleurs si l'on se réfère simplement à sa transposition cinématographique (celle, légendaire, d'Orson Welles), Othello, celui de Shakespeare, a une configuration musicale, par sa violence, sa stature brûlante de héros militaire, de baryton ou de basse, comme Simon Boccanegra, comme le Posa de Don Carlos (pour en rester à Verdi)
La dimension psychanalytique du Maure
Un Verdi qui, d'ailleurs, ne ménage pas les éclats de son héros, impérieux et mâle dans la scène d'amour avec Desdémone (Gia nella notte densa, fin de l'acte 1), coléreux puis intensément abattu face à Iago puis face à lui-même (Dio! Mi potevi scagliar), concentrant aussi sa fureur dans le crime mais surtout dans son expiation (Oh! Gloria! Otello fu) A l'interprète, au lieu d'en faire uniformément une force qui va et qui, brutalement, s'effondre, de construire un personnage où les ombres gagnent peu à peu, et qui prend en charge, comme le signifiaient Kaufmann et Pappano dans leur conférence de presse de lancement, la dimension "psychanalytique" d'Otello, homme étranger, étranger de couleur, étranger à une société (vénitienne) et qui n'y est accepté que comme vainqueur militaire et/ou comme époux d'une fille noble de la ville.
Toutes les nuances de la palette vocale
C'est d'ailleurs une des qualités de Kaufmann de malmener toujours ses héros de secrètes douleurs, qui transparaissent plus ou moins dans les personnages en fonction des compositeurs, mais qu'il aime accentuer, voire révéler. Quand il s'agit d'un autre héros verdien comme Don Carlos, qu'il chanta à l'Opéra-Bastille il y a trois ans, c'est du nanan. Otello, le mâle guerrier est d'un calibre différent, et c'est à ce moment-là aux brisures de la voix, à ce chant sur le souffle où il excelle, que l'on ressent le doute s'installer, les angoisses naître. Le plus bel exemple: l'air Dio! Mi potevi scagliar quasi murmuré dans sa première partie (le volere del ciel est une merveille), et qu'en personnage à double face, Kaufmann transforme de caractère incertain en colère violente dans la seconde partie (le Ah! Dannazione!)
Kaufmann en Grand Inquisiteur
On attend évidemment avec impatience la scène du meurtre. Elle est un bijou verdien -expédiée en trois minutes, sans fioritures, comme un coup de hache. Kaufmann la chante de manière assez égale, non comme un mari bafoué et furieux mais comme une sorte de Grand Inquisiteur, représentant d'une morale implacable qui condamne à la mort la femme adultère au nom des principes divins. C'est assez réussi, inattendu, peut-être aussi ce que souhaitait Verdi. On note d'ailleurs que, sur tout l'album, la voix du ténor peine parfois sur certains aigus ou certains forte -quelques "pailles", à peine, alors que les graves sont de plus en plus aisés. Indice que Kaufmann, qui chante tout, va connaître une évolution à la Placido Domingo et finir baryton?
La découverte Lombardi
La découverte sera Federica Lombardi. La voix est souple, belle dans tout le registre, aisée, lumineuse, mais capable de mouvements de révolte, non dans l'incandescence d'une confrontation avec un époux injuste, plutôt dans l'affolement d'accusations qu'elle repousse, horrifiée. Les deux morceaux de bravoure de Desdémone (avant sa mort), l'air du Saule et l'Ave Maria, sont très émouvants dans leur simplicité, leur absence d'effets -une Desdémone qui s'est presque résignée au martyre chrétien. Certes Lombardi ne compose pas un personnage -il demeure sage, presque sans relief, ne tenant que par la beauté de la voix- comme elle le ferait sans doute en scène (où elle ne l'a jamais chanté) Mais justement: au disque on est sensible à cette simple lumière, comme dans les grands tableaux baroques où un rayon christique vient frapper la sainte qui va succomber.
On est plus réservé sur Carlos Alvarez, Iago brillant, mais d'un peu trop d'éclat et manquant de noirceur, c'est-à-dire d'ambiguïté. Alvarez se comporte comme un capitaine en second, non comme un traitre. Bons comparses, la voix jeune et sonore du Cassio de Liparit Avetisyan, l'engagement de la fidèle Emilia, Virginie Verrez.
Différents climats sonores distillés par Pappano
Antonio Pappano n'essaie pas d'édifier l'arc d'une grande tragédie. Il s'attache à magnifier cet orchestre qui, plus qu'ailleurs, distille les climats, est une sorte de décor sonore génial -là où, avec un génie différent, Puccini ou Bellini font de l'orchestre un prolongement ou un portique des caractères. Otello pousse loin ce principe verdien par la richesse de bien des introductions orchestrales -comme de petites "ouvertures" qui parsèment l'opéra, installant une ambiance; d'ailleurs Otello n'a pas d'ouverture classique puisque la première scène voit le choeur intervenir au bout de quelques secondes ...
A ce point Pappano réussit en maître à galvaniser son orchestre de l'Académie Sainte-Cécile de Rome et chaque entrée, d'acte en particulier, est un bonheur, de l'introduction cinglante de l'opéra à la terrible douceur du 3e acte, mené par les cordes renforcées ensuite par les bois, qui sera celui où Iago prend Otello aux filets de la jalousie. Choeurs très vaillants, parfois un peu en difficulté chez les dames.
Au total, pour un Kaufmann toujours magistral, la révélation de mademoiselle Lombardi et les délices de coloriste que nous font goûter Antonio Pappano et ses musiciens italiens, un enregistrement hautement recommandable même si, aujourd'hui, il n'est plus possible, pour la majorité des oeuvres, de dire "c'est celui-ci et pas un autre", tant la concurrence est rude...
Otello de Giuseppe Verdi. Jonas Kaufmann (Otello), Federica Lombardi (Desdémone), Carlos Alvarez (Iago), Virginie Verrez (Emilia), Liparit Avetisyan (Cassio), etc. Choeurs et Orchestre de l'Académie Sainte-Cécile de Rome, direction Antonio Pappano. Un double album Sony Classical