Au théâtre de l'Athénée voici "Croesus" de Reinhard Keiser. Un opéra tragi-comique sorti de l'oubli par René Jacobs il y a 20 ans et qui, alors qu'on espérait de cette résurrection, continua malgré ses qualités à être ignoré, comme les 70 autres opéras de leur auteur. Jusqu'à aujourd'hui...
A l'Opéra du Marché aux Oies
Reinhard Leiser eut une belle et assez longue vie, qui mourut à 75 ans maître de chapelle à Hambourg en ayant donc cessé de se consacrer au genre profane de l'opéra. Et c'est pourtant à Hambourg qu'avait existé le principal théâtre consacré à ce genre: l'Opéra du marché aux Oies, sans qu'on s'interrogeât sur l'étrange sérieux qu'on pouvait accorder avec un nom pareil à une pratique de scène qui prenait son essor. Le Hambourgeois Keiser, lui, était dans la place, cela explique peut-être sa prolixité, dont il ne reste rien puisqu'elle dort dans les bibliothèques, et c'est sans doute dommage à en juger par la qualité de ce Croesus.
Détrôné par Haendel
Près de 3 heures de belle et bonne musique, marquée parfois du sceau d'une folie véritable, pour raconter a priori l'histoire de Crésus, ce roi de Lydie dont la richesse venait du fleuve Pactole charriant des paillettes d'or, fortune dont il se vante d'entrée dans un air fort noble (où excelle le beau baryton de Ramiro Maturana, avec un orgueil satisfait qui ne présage en rien de la douloureuse déchéance qui va suivre)
1711. Un autre, cette année-là, crée Rinaldo: Haendel, de 11 ans plus jeune (et Keiser n' en a que 36), et c'est Haendel qui restera dans les mémoires. Injuste pour Keiser dont la belle partition (récitatifs variés, climats divers, capacité à changer de ton, du quiproquo à la douleur et de la bouffonnerie au sentimental; et mieux encore, airs particulièrement bien adaptés aux voix, souvent virtuoses, et d'une juste couleur) se heurte à un VRAI livret d'opéra baroque où le thème principal -la déchéance de Crésus- devient annexe!
Da la guerre à l'amour
Crésus l'arrogant. Son conseiller, le philosophe Solon, le met en garde: Tu n'es pas le maître de ces richesses. Un autre, d'ailleurs, les convoite, Cyrus, le détestable et cruel (mais puissant) roi de Perse, qui s'appuie sur la trahison d'Orsanes, prince lydien félon.
Mais voilà que l'histoire bifurque, laissant à leur guerre (en pointillé dans l'opéra) Cyrus et Crésus. Un personnage féminin se détache alors, Elmira, qui n'est même pas la femme de Crésus mais la fiancé du prince Atys, son fils, aimée qu'elle est par ailleurs d'Orsanes qu'elle dédaigne, lui-même sous les regards tendres de Clerida, une autre princesse. Naissent ainsi des situations raciniennes -A aime B qui aime C qui aime D sans jamais de réciproque- où brille l'Elmira de Yun Jung Choi, rôle aux airs nombreux et virtuoses, aux constantes vocalises: Choi est aussi belle dans sa grande robe orangée que de qualité vocale, aigus clairs et brillants, registre tenu.
Un bouffon très bouffon
Ajoutons à l'histoire un autre prince, Eliates, un peu égaré (qu'on croirait ici très drôlement sorti de La cage aux folles), le bouffon du roi Crésus, Elicius, son fils, Atys, muet qui retrouve la parole quand son père est fait prisonnier par Cyrus, mais personne ne le sait de sorte qu'il va se déguiser en berger pour déjouer les plans d'Orsanes, quand, à intervalles réguliers, Elicius, prenant Eliates à témoin, se livre avec lui à quelques plaisanteries graveleuses et tordantes sur le pouvoir des puissants: il est dans son rôle de bouffon... héritier de Shakespeare aussi avec sa couronne dorée en papier, son costume bariolé, jambes mi-parties bleu et rose, collerette de pacotille, gants bordeaux, manches vertes et orange, tant de couleurs que ça fait mal aux yeux, des yeux que l'impayable Charlie Guillemin a chaleureux et lubriques, tout en faisant entendre un baryton sonore et projeté qui nous montre qu'il n'est pas qu'un comédien.
"Sur l'i du verbe aimer..."
Croesus, qui se présente comme un opéra politique, vire donc brusquement à l'histoire d'amour -ou des amours, ainsi que le prouve le nombre infernal d'airs qui s'y réfèrent: Aimer, souffrir (Orsanes). Amour, tu m'as ensorcelé (très beau quatuor des amoureux contrariés). Amour est un jeu pour toi (Elmira). Aimable amour (Elmira et Clerida). Amour, où m'emmènes-tu? (Elmira encore). J'aime et je suis égarée (la même). Et Atys enfin de renchérir: Les tendres feux de ton regard ont fait de ma poitrine un brasier. Oui, étrange détournement d'un sujet sur l'or et la puissance.
Quelques longueurs pointent cependant dans ce livret aux feux bien mal éteints, puisque pendant ce temps Crésus est condamné au bûcher, qui chante douloureusement le plus beau morceau de l'oeuvre, une sorte d'air du chaud qui serait le pendant du fameux air du froid du Roi Arthur de Purcell! Ces longueurs, la mise en scène très inventive de Benoît Benichou réussit à les contenir -autour d'un gros cube formant palais, terrasse, chambre de torture, café pour jeunes, forêt (judicieuse utilisation de la vidéo), trouvant dix idées par scène, aidés des costumes aussi fous qu'inventifs (de Bruno Fatalot) et de la complicité de chanteurs qui se prêtent avec amusement et dérision aux évolutions excessives de leurs personnages.
Belle qualité musicale pour une (re) découverte
On a dit l'abattage de Yun Jung Choi, la présence de Ramiro Maturana, la noirceur désinvolte d'Andry Gnatiuk-Crésus, la folie furieuse (mais maîtrisée) de Charlie Guillemin. On ajoutera la perfidie bien chantante du baryton Orsanes -Wolfgang Resch, entre Famille Adams et le Edward aux mains d'argent de Johnny Depp, Resch avec sur le torse le visage tatoué de la princesse! Marion Grange est une charmante Clerida, le ténor Benoît Rameau un bien noble Solon, Jorge Navarro Colorado un Eliates tout de rose et de gaytude mais aussi de belle voix. L'Atys d'Inès Berlet justifie nos réserves dans son rôle muet de travesti aux accents rap -elle n'y est pas crédible à force d'en faire- mais elle nous expose son timbre émouvant de mezzo quand elle devient le berger qui tombe amoureux... de celle qu'il aime déjà!
L'ensemble Diderot, des musiciens allemands qui défendent cet opéra allemand avec endurance et talent (la flûte, le hautbois!), est fouetté par un excellent Johannes Pramsohler, Italien comme son nom ne l'indique pas, qui tient ses troupes et ses chanteurs. La double fin, faussement heureuse puis ironiquement criminelle, est sans doute une idée de Benoît Benichou! Elle parachève ce Croesus surprenant, y compris dans le cadre de l'Athénée dont l'A.D.N. est un peu différent, opéra qui n'est pas du tout un spectacle de compensation pour tous ceux qui ont été annulés (comme Le bourgeois gentilhomme à l'Opéra-Comique) mais une vraie et bien plaisante réussite.
Croesus de Reinhard Keiser, mise en scène de Benoît Benichou, Ensemble Diderot et solistes dirigés par Johannes Pramsohler. Théâtre de l'Athénée, Paris, les 6 octobre (à 19 heures), 8 et 10 octobre (à 20 heures)
D'autres dates pour ce Croesus en région parisienne: bientôt (15 et 16 octobre) au Perreux (94. Centre des Bords de Marne) et les 15 et 16 avril 2021 à Herblay (95. Théâtre Roger-Barat)