C'est un monument qui n'est pas si souvent visité, les Sonates pour violon et clavecin de Bach. Deux Françaises complices s'y attaquent, Stéphanie-Marie Degand et Violaine Cochard. Toutes deux à leur affaire, auprès de leur compositeur préféré (Cochard) ou avec l'habitude du violon baroque (Degand).
Désormais un monument baroque
Un monument, mais pas si fréquenté. Sinon qu'il l'est depuis trente ans par Degand et Cochard, complices, et qu'il était temps, disent-elles "de se lancer dans l'aventure de l'enregistrement, comme un témoignage à deux de notre immense amour de cette musique" Mais est-ce suffisant, diront certains, nourris au souvenir des plus fameux baroqueux (l'enregistrement évident de Gustav Leonhardt et Sigiswald Kujken), encore mieux: baroqueux allemands (Reinhard Goebel), puisqu'on n'oserait plus imaginer ces oeuvres au piano et au violon moderne (Itzakh Perlman et Martha Argerich!)?
En tout cas Degand et Cochard, quoique l'ascension des baroques ait commencé sur d'autres terres (Pays-Bas, Autriche), font partie de cette entité française qui a pris le train très vite, même si on l'attend (et on l'entend) davantage dans le répertoire français: les Christophe Rousset, Christophe Coin, Emmanuelle Haïm, Ophélie Gaillard, Pierre Hantaï, Amandine Beyer, Blandine Rannou, on en oublie, sous la tutelle prestigieuse de William Christie. Violaine Cochard (j'en ai fait état ici même, chronique du 4 juillet 2016) défendant son grand homme (Bach, donc) au point de multiplier les expériences (Bach swing) avec son complice pianiste de jazz, Edouard Ferlet. Quant à Degand, il suffit de rappeler qu'elle enseigne au conservatoire de Paris et violon moderne et violon baroque.
Une construction de sonate venue d'Italie
6 sonates donc, sur deux Cd pas très remplis mais la durée des 6 (1 heure 35) n'eût pas permis de les faire tenir sur un seul et l'on n'aurait pas imaginé d'y ajouter des compléments qui auraient fait pâle figure, quel qu'en soit l'auteur. Ces sonates sont peut-être les plus italiennes de Bach. Inspirées de Corelli (plus encore que du contemporain Vivaldi) qui avait fixé les principes des sonates baroques, sonata da chiesa (sonate d'église) contre sonata da camera (sonate de chambre): celle-ci, jouée dans un cadre intime, comprenant des mouvements de danses, telles celles utilisées par Bach dans ses Sonates pour violon ou Suites pour violoncelle seul. Celle-là, dans un cadre plus solennel (église mais pas forcément) selon un strict découpage en 4 mouvements "lent-vif-lent-vif". Bach s'y conforme ici, à l'exception de la dernière sonate où il renverse et invente: cinq mouvements, vif-lent-vif-lent-vif (le deuxième "vif" étant confié au seul clavecin)
Les belles années profanes de Köthen
L'homme a une quarantaine d'année, il est à Köthen chez le prince Leopold. Köthen, modeste principauté saxonne, très protestante (tendance Calvin, de la rigueur donc) où Bach n'a pas le droit d'écrire de la musique religieuse (il se vengera en arrivant à Leipzig, son poste suivant). Il séjourne à Köthen 6 ans, de 1717 à 1723, très heureux (le prince adore la musique, traite bien ses musiciens, les emmène en Bohème prendre les eaux!), d'où il sortira les concertos pour violon, ceux pour clavecin, les sonates pour violon seul et les suites pour violoncelle, les Concertos brandebourgeois, le 1er livre du Clavecin bien tempéré et diverses autres pièces pour l'instrument. Mais voilà: le jeune prince, de quelque 25 ans, se marie avec une jeune femme qui déteste la musique et tous les arts, et trouve aussi que ce sont là dépenses bien inutiles. Le mari amoureux l'écoute: Bach s'en va, oh! pas très loin, à Leipzig, en l'église Saint-Thomas où il restera près de trente ans, jusqu'à sa mort. Hasard: la jeune princesse mourut quelques mois après son départ; s'il avait patienté.... nous n'aurions pas eu tous les chefs-d'oeuvre religieux (cantates et passions) de la période Leipzig mais d'autres oeuvres profanes.
Un équilibre à trouver
Car c'est aussi une des curiosités de ces Sonates pour violon et clavecin: dans leur alternance "lent-vif" on discerne une lumière quasi "italienne" assez inhabituelle, et en tout cas (c'est la principale qualité de cette version) quelque chose d'ensoleillé, de latin, aussi de dansant, que Degand et Cochard accentuent volontiers. Parfois d'ailleurs le sentiment italien vire en "esprit français" (3e mvt de la 2e sonate) dans la simplicité d'un violon que le clavecin entoure de jolies fioritures.
La difficulté de ces sonates étant cependant, et cet enregistrement n'y échappe pas, dans un équilibre qu'il faut presque inverser puisque Bach les a notées: Sonates pour clavecin et violon et l'accompagnement de clavecin est parfois assez riche, à deux voix, mais Violaine Cochard, trop discrète, est souvent un peu en retrait (la prise de son n'aide pas). Dommage pour les beaux moments, pour la musicalité de la claveciniste, pour la subtile élégance de son toucher. Stéphanie-Marie Degand tient bien sa partie mais on a le sentiment parfois d'un violon pas très juste -ou est-ce aussi que j'ai du mal à m'habituer à ces diapasons baroques sur l'instrument qui y est le plus sensible. C'est surtout dans les aigus que je "coince": voir le début de la 1e sonate (1er mvt mais aussi le 2e malgré une belle articulation dansante), à comparer avec le début de la 5e sonate, bien plus en place, mais le registre du violon est plus bas.
Une belle version, malgré quelques défauts
Ainsi cette intégrale oscille entre des moments plus réussis (4e mvt de la 1e sonate, jolies trilles du violon et belles couleurs) et d'autres plus scolaires (2e mvt de la 2e sonate), un beau sens du silence (1e mvt de la 2e sonate) ou un sentiment plus incertain, moins vivant (4e mvt de la 5e sonate). Les trois dernières sonates, plus difficiles, sont aussi les plus abouties et particulièrement le plus beau moment du recueil, ce 1e mouvement (lent) de la 4e sonate qui serait comme une esquisse, déjà géniale, d'une des plus belles pages de Bach, l' Erbarme Dich de la Passion selon Saint-Matthieu.
Au-delà de ces remarques, un enregistrement beau par la complicité des deux interprètes, que je placerais (sans prétention de remonter à très longtemps) près d'une version récente, celle d'Amandine Beyer et Pierre Hantaï mais derrière celle d'Isabelle Faust et Kristian Bezuidenhout, d'approche plus "protestante" peut-être mais superbe de son et de maîtrise.
Bach: les 6 sonates pour violon et clavecin. Stéphanie-Marie Degand, violon, Violaine Cochard, clavecin, un double album NoMadMusic