Cela paraît loin: deux concerts des formations de Radio-France, l'orchestre National le jeudi 5, le choeur en formation (presque) a cappella le jeudi 12. Et globalement de bonnes nouvelles, avant suspension. Oui, cela paraît loin.
Une symphonie jupitérienne
Une des raisons d'aller écouter l'orchestre national était aussi de découvrir un jeune violoncelliste espagnol de 29 ans, Pablo Ferrandez, que certains confrères décrivent comme un des tout meilleurs (sinon le meilleur) de la jeune génération. L'autre raison était le programme. A commencer par cette symphonie Jupiter, la dernière de Mozart (n° 41 K. 551), dans cette tonalité glorieuse d'ut majeur même si le surnom n'est pas de Mozart lui-même mais d'un organisateur de concerts anglais quelques années après la mort du compositeur.
Mais trop sage de ton
Symphonie, également, qui est la plus longue de toutes (près de quarante minutes), quasi beethovénienne dans son ampleur, et cependant dans une veine qui est encore celle de la symphonie classique, haydnienne si l'on veut. Quatre mouvements et surtout un mouvement initial puissant, vigoureux, quasi jupitérien -disons-le!- et auquel l'orchestre National ne donne pas tout à fait l'ampleur que l'on attend. C'est un peu trop sage, cela ne nous foudroie pas alors qu'on est dans la grande lignée de ces introductions noires et ardentes, coléreuses -celles du 24e concerto pour piano, du Requiem, de Don Giovanni. A cause de l'effectif de l'orchestre, assez réduit, qui ne sonne pas en nous sidérant. Les passages suaves, retenus, sont bien en place, mais cette symphonie n'est pas une symphonie galante, surtout pas; or c'est le ton adopté par Krivine et ses musiciens et ce n'est que par l'écriture même de Mozart qu'on ressent un peu de tragique.
Le mouvement lent est dans le même sentiment, avec de jolies échanges entre les cordes (sans toujours être ensemble!), réussi mais sans puissance. C'est finalement le menuetto qui est le plus réussi, puisque c'est du Mozart galant, et cet entraînement joyeux semble changer l'esprit des musiciens car le finale se pare enfin d'une certaine lumière et d'un peu de force.
Don Quichotte incarné par un violoncelle
C'est aussi la manière d'Emmanuel Krivine: on l'avait déjà remarqué, il ne hiérarchise pas les plans sonores, a tendance à les superposer, à ne pas dégager une ligne instrumentale, et cela est encore plus criant dans la seconde oeuvre, le Don Quichotte de Richard Strauss. Oeuvre massive (partie des cuivres, des bois et des percussions très importante), d'une belle durée (quarante minutes), en forme de concerto pour violoncelle, qui appartient encore à la première époque musicale de Strauss, celle des poèmes symphoniques (la deuxième sera plutôt tournée vers l'opéra): il y a eu déjà avant Don Juan, Mort et Transfiguration, Till Eulenspiegel et le fameux Ainsi parlait Zarathoustra. On est en 1898, Strauss n'a que 34 (il mourra à 85).
Ce Don Quichotte est en forme de variations, qui suivent différents épisodes du livre de Cervantes. Une introduction qui pose le sujet, un thème (qui évoque aussi bien "le chevalier à la triste figure" que son fidèle Sancho Pança); puis neuf variations et un finale (la mort de Quichotte).
Orchestration scintillante et Don Quichotte... qu'on entend pas assez
Et le violoncelle solo qui symbolise donc Quichotte pendant que Pança est représenté parfois par l'alto. Mais voilà: un orchestre luxuriant, une écriture chargée (et scintillante), devrait conduire -et c'est la responsabilité de Krivine- à privilégier le violoncelle quand il joue. Or, dès le début (et le temps que Ferrandez prenne ses marques: son qui manque un peu de rondeur, décalage avec l'alto qu'on suppose être celui d'Allan Swieton), l'orchestre, aux individualités d'ailleurs la plupart du temps très affûtées, joue très fort, trop fort, déchaînant une puissance qui, certes, est aussi la faute de l'écriture straussienne, mais fait que ce malheureux Ferrandez, à quelques exceptions près où il est solo, est inaudible (il est d'ailleurs certains endroits où il se retrouve le premier du pupitre des violoncelles, jouant à l'unisson avec eux) Ce serait donc à Krivine d'organiser le son pour donner ses chances à son soliste, au lieu de cela (et nous étions vraiment placé à la bonne distance), tout explose, tout pétille, c'est d'ailleurs très beau, souvent, plein de trouvailles orchestrales (ces deux bassons sur pizzicati des cordes!) mais un Nézet-Séguin, dans la récente Femme sans ombre (chronique du 24 février), savait mettre en valeur les pleins et les déliés instrumentaux.
On est ravi d'avoir entendu ce Don Quichotte pas si souvent donné. Un enregistrement permet aux preneurs de son de mettre le violoncelle devant l'orchestre. Ferrandez aura montré un bel engagement, un beau lyrisme, avec des aigus pas toujours élégants mais une très émouvante phrase finale (Don Quichotte meurt), fantomatique à souhait. On suivra son retour, quand l'épidémie l'aura décidé...
Un programme rare, de belles sopranos
Changement de registre avec le choeur de Radio France (dirigé par sa cheffe, Martina Batic) dans un programme d'oeuvres rares d'Europe centrale. Un cycle de Dvorak, du Janacek, du Martinu, et puis la Pologne après les Tchèques. Les cinq choeurs de Dvorak (Dans la nature) qui sont a cappella sont menés de belle manière par les sopranos, très en voix, les altos étant plus dans leur ombre. Alors que, comme souvent (que les choeurs soient professionnels ou amateurs), ces messieurs, malgré leur cohésion, sont plus en retrait.
Le génie de Janacek
Premier chant suave, le deuxième plus nocturne, le troisième plus populaire, le quatrième mélancolique. Divers climats pas assez différenciés par Batic et ses troupes. C'est un peu uniforme, il n'y a pas cette saveur, cette verdeur, qu'on entend dans les chorales autochtones pour une musique, il est vrai, difficile à appréhender sous nos latitudes. Après, une jolie sonate pour harpe de Dussek (entre Mozart et Haydn), car la harpiste Iris Torossian va accompagner l'oeuvre suivante, le Notre père de Janacek. Du pur Janacek, avec ce bizarre accompagnement de la harpe et du petit orgue (Karol Mossakowski, qui manque de présence sonore), accords répétitif, atmosphère d'une mystique si particulière (on pense évidemment parfois à la Messe glagolithique) et une belle intervention d'un ténor du choeur, Johnny Esteban, qui a ce timbre "blanc" typique des voix slaves (avec, à certain moment, un ravissant passage piano en voix de tête) et convenant ici très bien.
Après la Bohème, la Pologne
Une Musique dominicale d'un autre Tchèque, Petr Eben, 91 ans, où l'orgue seul distille (même si l'oeuvre est écrite pour l'église) un climat de musique de film, façon Armée des Ombres (Eric Demarsan) ou certains Chabrol (Pierre Jansen), bref très années 70. De difficiles Madrigaux à cinq voix de Martinu, où chacun a vraiment des voix différentes (et on ne les identifie pas toutes...). Enfin la Pologne de Karol Szymanowski (Six chants populaires de Kurpie), avec le plus vaste cycle de la soirée, 20 minutes, là aussi très varié: mélange de syncopes et de longues phrases mystérieuses dans Qui frappe à ma porte?, un Loué soit Jésus-Christ en forme de chant paysan, un Fouette cocher où, à la fin, on entend le cheval (!), un Prépare-toi, ma mie très lent qui monte à pleins poumons vers le drame, une fausse valse pour finir. Belle qualité vocale, programme passionnant, pas toujours idiomatique.
Et clap de fin. On se doutait qu'il allait venir, mais pas si vite. Clap de fin... provisoire évidemment mais jusques à quand?
Il me reste heureusement, pour alimenter ce blog et la couverture musicale que nous vous devons, en général, sur ce site de France Télévisions, des disques dont l'actualité des concerts et de l'opéra nous oblige trop souvent à remettre l'analyse. Autant vous dire, et en y ajoutant des coups de projecteur sur des initiatives inédites en ces temps de confinement, que j'ai, que nous avons, autant de raisons de continuer à rendre compte, même si elle est fortement frappée, de la vie culturelle de ce pays.
- Orchestre National de France, direction Emmanuel Krivine: Mozart (Symphonie n° 41 "Jupiter"); Richard Strauss (Don Quichotte, avec Pablo Ferrandez, violoncelle) Auditorium de Radio-France, Paris, le 5 mars.
- Choeur de Radio-France, direction Martina Batic, avec Iris Torossian (harpe) et Karol Mossakowski (orgue): Dvorak (Dans la nature); Dussek (Sonate pour harpe opus 2 n°3); Janacek (Notre Père pour ténor, choeur, harpe et orgue (avec Johnny Esteban, ténor); Eben (Musique dominicale pour orgue); Martinu (Madrigaux à cinq voix); Szymanowski (6 chants populaires de Kurpie pour choeur a cappella) Auditorium de Radio-France, Paris, le 12 mars.