Le "plus grand ténor du monde" revient, sinon à ses origines, du moins à sa langue natale. Avec un bouquet d'airs d'opérettes viennoises qu'il promène à travers l'Europe en compagnie de l'excellente Rachel Willis-Sorensen. Etape à Paris il y quelques jours.
Nez bouché mais sourire...
Etape dont on a redouté qu'elle fût annulée. Comme l'avait été deux jours plus tôt celle de Nuremberg, qui n'est certes pas Paris -nécessité de supprimer l'une pour préserver l'autre? Pour ceux, comme moi, qui ignoraient ces péripéties, il était facile d'entendre dès le premier air que notre Kaufmann n'était pas au mieux, début de grippouille, nez bouché, peut-être fiévreux, se forçant un peu, en grand pro, à sourire, et cherchant ses marques dans deux airs d'Une nuit à Venise de Johann Strauss (qu'une Elizabeth Schwarzkopf n'a pas hésité à chanter), après qu'un orchestre tchèque parfois brutal (le Prague Philharmonia fondé il y a quelque 25 ans par le regretté Jiri Belohlavek) nous en eut proposé l'ouverture sous la baguette de Jochen Rieder, qui mettra un certain soin durant tout le concert à ne pas tomber dans la tentation "marche militaire de l'époque de François-Joseph" pendant que son orchestre trouvera parfois une verdeur charmante, typique des orchestres de là-bas...
Un Kaufmann précautionneux donc, voix caressante dans le médium mais des écarts assez dangereux (comme Offenbach, le Johann Strauss lyrique n'est pas si facile) qui le laissent parfois perplexe. Il prend la fin du "Sei mir Gegrüst" en voix de tête (c'est joli) et d'autres aigus par en-dessous.Quant au deuxième air, "Ach, wie so herrlich zu schaun" (rythme de valse), c'est brillant, charmant, mais les aigus sont un peu engorgés, voire détimbrés. On s'inquiète.
Johann Strauss, compositeur lyrique...
Toute cette première partie est consacrée à Johann Strauss, occasion de mieux connaître chez nous son univers lyrique malgré deux polkas (la Tik-Tak et la Leichtes Blut) pour reposer les chanteurs: La chauve-souris bien sûr, où l'on fait la connaissance de l'Américaine Rachel Willis-Sorensen dans le duo d'Eisenstein et Rosalinde où, tous deux masqués, lui ne sait pas qu'il drague sa propre femme. On découvre une très belle cantatrice aux aigus faciles, à la projection parfaite, au timbre glorieux d'ambre et de moire. Et un art du jeu, qui semble d'ailleurs libérer notre ténor (belle complicité entre eux) mais qui sera encore plus développé dans l'air hongrois de Rosalinde. Willis-Sorensen occupe la scène, vocalise exquisement, avec beaucoup d'abattage et donc parfois au détriment de la nuance mais en ajoutant à ses qualités pas mal d'humour. Cela aura rendu confiance à Kaufmann qui, dans un air de La danseuse Fanny Elssler (opérette des années 30 sur des airs de Strauss) ou dans le duo de Sang viennois (même principe, mais quelques mois après la mort du compositeur et reprenant, dans le duo du comte et de la comtesse, "Wiener Blut, Wiener Blut" , la musique de la fameuse valse) redresse la tête, ce qui n'empêchera pas quelques personnes de partir à l'entracte.
Chanteurs complices
Un air de La princesse de cirque de Kalman le trouve donc en meilleure forme: belle diction, caractérisation, tendresse, médium facile. Les deux airs de Lehar (La Veuve joyeuse) voient le retour de mademoiselle Willis-Sorensen, et dans deux passages délicieux, la fable de Vilja (Vilja-Lied) qu'elle chante avec les langueurs tristes qu'il faut mais de manière trop extravertie, sans y mettre la douceur et l'intimité qui convient. Quant au duo d'Hanna et Danilo, le fameux Lippen Schweigen que nous avons traduit par "Heure exquise / Qui nous grise", il renouvelle la belle complicité des deux chanteurs et chaque spectateur fond à cette évocation.
Le charme de Vienne malgré la guerre
Comme libéré, Kaufmann réussit ses dernières interventions: d'abord deux airs de Robert Stolz. Ce chef mort nonagénaire qui sera des premières de La Veuve joyeuse ou de l' Auberge du cheval blanc (allant jusqu'à en composer deux mélodies!) était donc aussi un charmant compositeur, et qui chante vraiment l'âme de Vienne avec "Au Prater les arbres refleurissent" et "Vienne n'est pas belle avant la nuit (c'est alors qu'elle montre sa splendeur)", deux airs qui datent pourtant de la terrible année 1916. Mais Vienne, comme d'autres villes d'Europe, avait besoin d'oublier plus que jamais. Et, Kaufmann, dans une tessiture pas trop large (le médium), s'essaie ensuite au charme pur, parfois en parler-chanter (une voix parlée aux belles couleurs), nostalgique lui-même, nous transmettant les images heureuses et amoureuses du "Wien, Wien, nur du Allein" de Rudolf Sieczynski ("Vienne, Vienne, toi seule (sera à jamais la cité de mes rêves") où, d'un timbre encore plus glamoureux, le ténor chante sa Vienne, lui qui est allemand, comme Fred Astaire ou Gene Kelly fredonnaient New-York, Francis Lemarque ou Yves Montand fredonnaient Paris.
L'inquiétude quant aux aigus
Le Cd (car il n'est plus de concert sans Cd ni de Cd sans concert!) rendra les amoureux de Kaufman heureux, et peut-être aussi certains auditeurs de cette soirée. Il a des qualités mais n'est pas sans défaut. Le premier étant que le prestigieux Philharmonique de Vienne, rompu à cette musique qu'il interprète chaque Nouvel An, n'apporte rien, sous la direction d'Adam Fischer, de particulier. Le deuxième: la complicité, si sensible au concert, avec Rachel Willis-Sorensen, ne se fait sentir ni dans La chauve-souris ni dans Sang viennois, La veuve joyeuse étant l'exception. Le Cd a été enregistré en avril dernier, il semble en outre que Willis-Sorensen ait progressé depuis, dans l'éclat du timbre et dans l'assurance de la ligne vocale. Et puis l'on se rend compte que les aigus parfois difficiles, forcés ou mal négociés (d'autres au contraire demeurent glorieux ou sont bien amenés), ne sont pas dus aux aléas d'un soir. Et c'est la plus grande inquiétude que l'on peut finalement ressentir à cette double écoute.
Le chant de Vienne
En revanche, augmentée qu'elle est d'autres airs de compositeurs peu connus mais qui ont marqué l'esprit viennois, la partie consacrée au pur répertoire populaire dégage le même vrai charme: les Stolz, le Sieczynski, le Kalman, émouvant, un très joli Weinberger, chanté sur le souffle ("Tu aurais pu être la femme de ma vie") Certes, le Carl Zeller ("Quand on s'offre des roses au Tyrol") multiplie lesdits aigus poussés ou mal mesurés, certes le tango de Hans May, Es wird im leben, sonne plus allemand qu'argentin et même qu'autrichien, mais le Cd s'achève sur un Georg Kreisler, Der Tod, das muss ein Wiener sein (so wie die Lieb a Französin : L'amour, ça doit être un Viennois / Tout comme l'amour est une Française), morceau sarcastique et désabusé, façon cabaret berlinois avec accompagnement de piano, où Kaufmann n'a jamais à forcer.
Deux "bis" le soir du concert (et qui sont dans le Cd) : "Aujourd'hui est le plus beau jour de ma vie (je suis amoureux pour la première fois") de Hans May, "In einem kleinen café" d'Hermann Leopoldi ("Dans un petit café de banlieue") nous font retrouver le Kaufmann heureux d'être là, en mode crooner, mais voilà, une toux au détour d'une phrase sans difficulté nous dit bien son état. Donc un geste de regret, un petit sourire et il plie bagage. Avec le sentiment d'une mission à demi accomplie.
- Récital de Jonas Kaufmann (ténor) avec Rachel Willi-Sorensen (soprano) et le PKF -Prague Philharmonia, direction Jochen Rieder: airs, valses et polkas de Johann Strauss, Kalman, Lehar, Stolz et Sieczynski. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 20 janvier.
- "Wien" par Jonas Kaufmann avec Rachel Willis-Sorensen et l'Orchestre philharmonique de Vienne, direction Adam Fischer: airs des mêmes compositeurs et de Hans May, Carl Zeller, Jaromir Weinberger, Hermann Leopoldi, Ralph Benatzky, Peter Kreuder et Georg Kreisler. Un Cd Sony Classical