Où l'on découvre qu'au Conservatoire national supérieur de musique de Paris il y a des étudiants en musique baroque - les instrumentistes, cela ne surprend pas, les chanteurs davantage. Hervé Niquet leur donnait la vedette ces jours-ci aux Invalides, dans un programme qui reconstituait une messe du temps du Grand Siècle, certains morceaux plus solennels, d'autres plus simples. C'était déjà à l'époque la fracture entre le quotidien du peuple et le faste des puissants! Charpentier d'un côté, de l'autre l'inconnu Frémart!
Frémart, Picard, maître de chapelle à Notre-Dame
Henri Frémart! Il n'est même pas sûr que dans sa bonne ville de Beauvais on en ait conservé la mémoire; à l'époque de Louis XIII, cependant, quand la Picardie était en outre une province fort importante dans la vie du royaume -peuplée, riche de ses terres, de ses bois, couverte d'une belle ceinture de cathédrales qui justifiait qu'on y fît représenter tant de nouvelles messes ou prières en musique- Frémart qui, de Beauvais, était passé à Rouen pour y tenir, poste prestigieux, la maîtrise des enfants de choeur à la cathédrale, finit enfin, pendant presque un quart de siècle par occuper le même poste, glorieux s'il en est, à Notre-Dame de Paris, avant de s'éteindre en 1651, largement quinquagénaire. Louis XIV, cette année-là, devenait majeur, entrant dans sa quatorzième année et la huitième de son règne.
3.000 messes pédagogiques composées au XVIIe siècle
Il faut ce diable d'Hervé Niquet pour nous remettre à l'oreille (mais les musiciens de goût baroque sont des (re) découvreurs sans défaut) l'inspiration de Frémart à travers la messe Eripe me, Domine ("Arrache-moi, Seigneur -sous-entendu: à mes ennemis), une des huit que l'on conserve de lui, et c'est tout (Qu'a-t-il fait d'autre, on ne le sait pas) L'idée étant aussi d'immerger étudiants musiciens et chanteurs dans l'ambiance de la création au XVIIe siècle.
Niquet nous explique de manière passionnante dans le programme (et l'on n'oubliera pas que la cathédrale des Invalides qui accueille le concert est aussi une institution de Louis XIV) qu'il s'agissait d'une "messe pédagogique. Il en existe 3.000 en France qui étaient destinées aux enfants des maîtrises... Les enfants du XVIIe siècle lisaient la musique à 7 heures du matin et la donnaient en public à 9 heures" Les élèves du Conservatoire auront eu une semaine sur "un matériau assez simple. La virtuosité n'est pas individuelle, mais plutôt une virtuosité d'oreille et collégiale"
"Tout le monde chantait et respirait ensemble..."
Ce style pas très couru se nomme le colla parte. Un Frémart écrit simplement les voix, 4, 5 ou 6. Les instruments les doubleront -des instrumentistes assez aguerris allaient à l'époque d'église en église proposer leurs services: "Tout le monde chantait et apprenait à respirer ensemble". Finalement, que faisait Bach en composant toutes les semaines une cantate qui était jouée à Saint-Thomas aussitôt? Mais Bach avait du génie. Frémart non.
Un air virtuose de basse
Du coup l'intelligent Niquet, et c'est un peu déroutant au début, nous saucissonne sa messe qui pourrait, sinon, nous sembler peut-être un peu simplette. Cela commence par un beau chant grégorien dû à saint Ambroise, l'évêque de Milan, commencé par les instrumentistes (c'est courageux) puis repris par les chanteurs aux grains plus charnus, plus habités: Aeterna Christi munera, accompagné par l'orgue d'Eliès Tataruch. On entendra ensuite, et sans entr'acte, ce bon Frémart (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei, soient les parties indispensables de toute messe, on va à l'essentiel!) mais les morceaux "entre" ne sont pas toujours d'une inspiration supérieure: ni ce morceau de Louis Le Prince (roturier malgré son nom) ni ce Pie Jesu de Pierre Bouteiller (pas celui qui fut si longtemps à Radio-France) Il faut donc les morceaux de Marc-Antoine Charpentier pour nous hisser à plus de hauteur. Et d'abord un Graduel étrangement écrit pour basse seule, que le jeune Matthieu Walendzik distille avec sensibilité et une belle projection, malgré quelques incertitudes liées au trac, outre qu'il est peu fréquent pour une basse de chanter des airs de virtuosité. Une méditation sur le Stabat Mater, morceau... méditatif, complète, dans cet "ensemble Frémart" l'introduction à l'art de Charpentier.
La découverte Lorenzani
En transition, une fort belle "Litanies à quatre voix" d'un certain Paolo Lorenzani, Italien qui vint 17 ans en France, y espérant le destin de Lully, même après la mort de celui-ci, et, n'y trouvant ni le succès ni le soutien royal escompté (quoique, on le sait par monsieur de La Viéville, "du vivant de Lully même, le Roi goûtoit une belle pièce italienne quand on lui en présentoit une. Il se fit chanter cinq fois un motet de Lorenzani"), retourna tête basse à Rome où on l'accueillit dans l'entourage papal à bras ouverts. Il se mit à composer furieusement, dans les 20 dernières années de sa vie (il mourut à Rome en 1713), près de 200 oeuvres, souvent religieuses. Ce qu'on entend en tout cas est de toute beauté. Les voix, très pures, se mélangent dans un style angélique, elles forment un tapis sonore sur lequel le soprano de Margaux Poguet plane délicieusement (on ne disait d'ailleurs ni soprano ni mezzo à l'époque mais "dessus" et "bas-dessus"; la douleur musicale est discrète, le recueillement est d'une grande noblesse et le Regina Coeli riche d'espérance extasiée.
Un Te Deum intimiste
Le Te Deum en ut de Charpentier conclut l'affaire. "L'autre Te Deum", comme je l'ai écrit en titre? Non, un des cinq autres que Marc-Antoine Charpentier composa en plus de celui qui sert de fameux générique à l'Eurovision. Il fallait cela pour célébrer à tout bout de champ la gloire de Louis XIV. Il semble donc que le Te Deum en ut fût composé en 1697 (Charpentier mourra septuagénaire sept ans plus tard) pour célébrer le traité de Rijswick, transformant en victoire le coup d'arrêt donné à la politique expansionniste du Roi-Soleil. Est-ce pour cela qu'il est beaucoup moins solennel, plus intime, que son aîné? Ou d'une solennité recueillie même si les accents Grand Siècle se mêlent à d'émouvantes déclamations où l'on note la belle voix de la haute-contre Paul Figuier, qui manque cependant de projection -son camarade ténor (on disait "taille"), Lancelot Lamotte, a des qualités mais plus incertaines.
Un Ite Missa Est a cappella où brillent tous les solistes (3 femmes, 3 hommes) et... la messe est dite. Que Niquet, dirigeant assis dans un fauteuil plus sobre que celui du roi mais cependant tendu de rouge, a conduite en nous offrant le plaisir de la découverte et en nous laissant juge de la richesse musicale du Grand Siècle, dans ses rites plus modestes comme dans ce qui relevait de Versailles
Musiques du Grand Siècle, oeuvres de Saint-Ambroise, Le Prince, Bouteiller, Lorenzani, Frémart (Missa "Eripe me, Domine"), Charpentier (diverses dont le Te Deum en ut) Margaux Poguet (dessus), Marion Vergez-Pascal et Flore Royer (bas-dessus), Paul Figuier (haute-contre), Lancelot Lamotte (taille), Matthieu Walendzik (basse), orchestre et solistes des départements de musique ancienne et des disciplines vocales du CNSMD de Paris, sous la direction d'Hervé Niquet. Cathédrale St-Louis des Invalides, le 12 novembre.