De Berlioz à Charlie Chaplin le festival de Saint-Riquier rend hommage aux orchestres d'harmonie du Nord

Les jeunes chanteurs du conservatoire d'Abbeville dans le conte "Machu Picchu" D.R.

Le festival de Saint-Riquier (Somme, Picardie et désormais Hauts-de-France) qui se tient du 2 au 12 juillet, après s'être consacré à divers musiciens pop, rock, world music (Manu Dobango, Dee Dee Bridgewater, Melody Gardot, Supertramp) a basculé depuis samedi dans sa partie "classique" en rendant hommage, Nord oblige, aux orchestres d'harmonie.

Les kiosques de Saint-Riquier

C'est un peu dans leur A.D.N., ces cuivres sonores, ces bois veloutés, qui occupent (on ne met pas encore le verbe au passé) les kiosques à musiques de tant de villages et petites villes du Nord, un Nord qui va de Dunkerque aux confins d'Île-de-France puisque, et ce fut ma découverte, moi qui ai pourtant quelques origines dans le coin, la partie picarde des désormais Hauts-de-France n'a jamais été en reste.

Je n'étais pas à Saint-Valery D.R.

A Saint-Riquier donc. Rejoignez Amiens, tournez à gauche, suivez le bucolique fleuve où les arbres tombant dans l'eau réservent des coins de pêche, arrivez à Abbeville. Saint-Riquier est à quelques pas, et d'autres lieux aussi, qui forment la célèbre baie de Somme: j'ai raté le concert de 11 heures le long de la mer, à Saint-Valery-sur-Somme qui pourrait s'appeler aussi Saint-Valery-sur-Manche.

Peu de monde pour les cuivres

Après le déjeuner, un gentil chauffeur me conduit donc dans le village désert d'Ailly-le-Haut-Clocher. Haut clocher, certes, et belle église, un peu couverte de mousse, où s'agitent joyeusement jeunes et moins jeunes dans le choeur, habillés de manière... bariolée, devant un public trop restreint. J'enrage d'ailleurs un peu (c'est mon coup de gueule!): on se plaint suffisamment de l'abandon des campagnes (certains gilets en ont fait un assez juste fond de commerce) pour s'agacer que les intéressés eux-mêmes (les habitants d'Ailly), quand on leur offre gratuitement un concert pas prise de tête du tout, soient à ce point absents. A ne pas, pour les organisateurs, renouveler l'expérience, à Ailly en tout cas.

L'église d'Ailly C) Bertrand Renard, France Info culture

Un enthousiasme qui fait plaisir

Bref, pour les présents, belle découverte: on apprend qu'ils viennent de Boves (c'est où?) et qu'il y en a même de Villers-Bocage (ah! bon?). Devant moi (je suis au premier rang) quatre jeunes et jolies flûtistes et six saxos plus âgés. Dans le fond un grand garçon blond (blond du Nord) à queue de cheval qui éclatera de rire à chaque fois qu'il donne un coup de cymbales. Et tous se mettent à jouer sous la direction d'un chef (je saurai plus tard qu'il s'appelle Samuel Caro) qui a la corpulence... d'un gars du Ch'Nord!

Parole! Amenez la troupe des meilleurs critiques de Paris, bandez-leur les yeux, ils vous diront: c'est qui? Le National? Les camarades de Dudamel? Tout de même pas le Wiener Philharmoniker? Non. Ils viennent de Boves. Banlieue d'Amiens. 3.000 habitants. Mais une école de musique "Amadeus" (dirigée par le chef Caro) où j'ai déjà repéré deux jeunes clarinettistes je ne vous dis que ça; et puis les autres: grand choix de musique de films (après un morceau "Zeus, king of Gods" d'un certain Rob Remain, énergique et très américain, c'est-à-dire que le dieu grec voit ses conquêtes se trémousser sur des rythmes égyptiens, on n'est pas à ça près vu de la Trumpitude), un medley de Chaplin, "Le masque de Zeus" avec Banderas, et Ennio Morricone (ils sont même deux chefs, Charles Petit a pris le relais) Seul tort: "On ne savait pas qu'on allait jouer dans une église" dit le chef Caro et on en a plein les oreilles, car ils se donnent tous avec un incroyable enthousiasme sonore, habitués qu'ils sont au plein air.

L'orchestre Amadeus de Boves, avec ceux de Villers-Bocage C) Bertrand Renard

("T'as repris tes pinces à linge?" dit un gamin de douze ans à un autre pendant qu'ils rangent, car ils n'ont pas fini)

Machu Picchu, un conte à la Tintin

Après je pars dare-dare à Saint-Riquier: délicieux village avec un beffroi où passa Jeanne d'Arc (avant le bûcher la pucelle captive a parcouru toute la Picardie) et une admirable église gothique flamboyant-Renaissance, sculptures exquises, lumières intérieures sur les murs blancs, un bijou absolu. Abbaye autour, dix-sept siècle, et des jardins délicieux éclairés le soir d'un doux soleil doré (je ne suis pas payé par le syndicat d'initiative)

Ils sont je ne sais combien sur scène, devant le jubé, sous la direction d'une cheffe, Brigitte Bailleul, et là, l'orchestre d'harmonie d'Abbeville, celui de Cayeux (en baie de Somme), celui de trombones de la Picardie maritime, le choeur d'enfants et d'adolescents du conservatoire de région (formidables, les enfants), d'autres chefs dans tous les coins et des familles qui viennent écouter le mystérieux conte du "Machu Picchu" (Eric Bourdet pour la musique, Sébastien Gaudefroy pour le texte), un conte pour petits et grands plus proche des albums de Tintin que des historiens de l'empire inca. Conte... conté par le comédien Vianney Clavreul, qui y met très joliment le ton (un deuxième degré feuilletonesque)  mais avec quelques réjouissants cuirs ("l'empire impa... Manco Pacac" (c'est Capac)

Le comte "Machu Picchu" dans l'église D.R.

Pour la musique, c'est très "Hollywood à tous les étages", pas désagréable du tout, avec les jeunes très bien dans leurs parties chorales, une cheffe qui tient ses troupes, un brillant de la texture musicale tout à fait louable mais évidemment si vous kiffez les derniers quatuors de Beethoven ou la musique de Webern ce n'est pas pour vous.

Pendant la sérénade, de drôles d'instruments C) Bertrand Renard, France Info culture

Sérénades mexicaines par les Picards

On sort: "Aubades sur le parvis de l'abbatiale" (qui est en fait la place principale du village). Soyons pointilleux: "aubades", c'est le matin, il est six heures du soir. Ce sont donc des "sérénades". Pour un public ravi nos harmonies de Boves, Villers-Bocage et Roye (celle qui jouait le matin) se lancent dans un pot-pourri mexicain (car c'est l'année du Mexique dans le Nord, avec Lille qui prolonge sous le nom d' "Eldorado 3000", et dans toute la région, le principe de "Capitale Européenne de la Culture" d'il y a 15 ans: concerts, expositions, opéras et théâtres...) C'est parfois un peu chaotique, les rythmes mexicains, si particuliers dans leur déhanché, ne sont pas très familiers à nos amis de la Somme mais c'est joyeux, enthousiaste et... musical. J'aviserai plus tard deux jeunes cornistes de 13 ans, qui hésitent encore sur leurs carrières futures, venus de Roye, même pas 6.000 habitants, mais une école de musique.

Les jeunes cornistes (13 ans) de Roye C) Bertrand Renard

Dans la sublime église les musiques du XXe siècle

Le soir c'est le grand concert sérieux, avec un "orchestre Voltige" et un "Orchestre d'Harmonie d'Epehy" (j'apprendrai qu'ils sont tous d'Arras) d'un niveau assez épatant et où, chose impossible il y a trente ans dans les formations fameuses (était-ce le cas dans ces orchestres-là?), il y a beaucoup de femmes. Un premier chef, Thierry Deleruyelle, dirige un petit groupe (le soleil couchant traverse les verrières et c'est assez magique) dans les Fanfares liturgiques du méconnu Henri Tomasi que seuls les trompettistes connaissent pour son concerto! Musique grave, très bien écrite, très "années 50", entre fanfares de La Péri de Dukas et celles pour le festival d'Avignon de Maurice Jarre.

Dana Ciocarlie remerciée C) Pauline Cochet

Ils sont beaucoup plus nombreux pour le "Concerto pour piano et vents" de Stravinsky que joue Dana Ciocarlie. Mais la disposition n'est pas heureuse: la table du piano, relevée, nous cache les instruments, renvoie le son dans le fond de l'église, obligeant Ciocarlie, dans ce concerto si percussif, à frapper de toutes ses forces. En fine musicienne (Ciocarlie est une de nos meilleures schumanniennes) la pianiste n'est jamais brutale. Mais il nous faut entendre ou le piano ou l'orchestre pour nous satisfaire vraiment. En bis une danse ("de Dobrodja") de Pal Constantinescu, dans l'esprit de Bartok avec des débordements surprenants: un de ces compositeurs qui travaillaient dans l'ombre du communisme et qu'on a injustement oublié avec lui.

L'église abbatiale C) Bertrand Renard

L'apothéose Berlioz

La Habanera de Chabrier ou l'Espagne habillée de chic français (malgré quelques déséquilibres) avant que Deleruyelle, un peu tendu, dirige l'oeuvre qu'il a composée pour Lille 3000, Eldorado: très cinéma au bon sens du terme (de Mission à Zorro) avant un passage mélancolique où le son se fait mystérieux pour se reprendre dans un crescendo majestueux.

Une oeuvre inconnue de Saint-Saëns, Orient et Occident: l'Occident est très français, l'Orient est arabe et chinois. Mais même quand il n'a rien à dire Saint-Saëns écrit formidablement bien...

Jean-Philippe Navrez (à droite), timide C) Bertrand Renard

Tous ces musiciens sont décidément remarquables, et ils le montreront encore dans l'oeuvre-apothéose (dirigée cette fois par Hervé Brisse, l'instigateur de cette journée), la Grande symphonie funèbre et triomphale de Berlioz: elle lui fut commandée par le ministre de l'Intérieur, monsieur de Rémusat, pour le 10e anniversaire de la révolution de 1830. Il faut imaginer Berlioz en uniforme de la Garde Nationale dirigeant à reculons, le 28 juillet 1840, une fanfare de 200 musiciens au milieu des militaires et de la foule. Il y eut plus tard une autre version qui paracheva son triomphe, avec un choeur aux paroles assez... particulières: Gloire et triomphe à ces héros!... Venez, élus de l'autre vie! Changez, nobles guerriers, Tous vos lauriers Pour des palmes immortelles. L'auteur en était un ami de Berlioz. Il faut se méfier de ses amis.

Le prestige des vents du Nord

Nous, les plus anciens, nous connûmes cette oeuvre par le seul orchestre d'harmonie qui avait pignon sur rue dans la capitale, celui de la Garde Républicaine sous la direction du (légendaire) Désiré Dondeyne. La version initiale, plus courte, est défendue avec foi par nos Arrageois avec l'aide (car c'est presque un concerto pour trombone comme Harold en Italie est un concerto pour alto!) du trombone solo de l'orchestre national de France, Jean-Philippe Navrez, un peu tendu mais vraiment très bien (qu'il soit rassuré!).

Un homme du ch'Nord évidemment. Car s'il y a des joueurs de cor ou de trompette venus du Sud (Pierre del Vescovo ou Maurice André pour ne pas les nommer), le vivier qui fait la réputation et l'excellence de l'école française est là-haut, même si (nous disait Samuel Caro) il n'y a plus, comme avant, une harmonie dans chaque village mais... tous les dix kilomètres.

Les enluminures en hologramme C) Bertrand Renard, France Info culture

Ce n'était pas fini: sur la façade de l'église, dans la nuit délicieusement rafraîchie, était projeté un autre conte qui nous parlait des enluminures de Saint-Riquier: on n'a pas très bien compris pourquoi les moinillons apprenaient le dessin auprès de coccinelles et de grenouilles mais c'était très spectaculaire et très charmant.

Journée "carte blanche aux orchestres d'harmonie" au festival de Saint-Riquier (80), et à Ailly-le-Haut-Clocher et Saint-Valery-sur-Somme: musiques de films, musiques mexicaines traditionnelles, oeuvre d'Eric Bourdet  ("Machu Picchu") puis de Tomasi, Stravinsky, Chabrier, Saint-Saëns, Deleruyelle et Berlioz. Le 6 juillet.

Le festival se prolonge jusqu'au 12 juillet avec Roger Muraro, Nicholas Angelich, Edgar Moreau, Renaud Capuçon, etc.