C'est une production de l'Opéra de Paris, qui se délocalise par le truchement des jeunes chanteurs de l'Académie, et cette fois non pas en concert (chronique du 30 janvier) mais dans une production avec mise en scène, signée Célie Pauthe. Nous sommes à Bobigny, à la MC 93, un des meilleurs théâtres de la banlieue parisienne; et, même en ce jour de première, malgré la présence au centre de la salle de Stéphane Lissner, le patron de l'Opéra, le public n'est pas tout à fait le même que celui de Bastille ou de Garnier. Plus jeune, évidemment. Plus "intello".
Johann Strauss à Terezin
Un grand mur sombre au pied duquel trône une photo noir et blanc avec des lits, des gens allongés -sanatorium ou prison. A gauche on attend les musiciens, en petite formation. Une voix s'élève, celle de Célie Pauthe, la metteure en scène.
En travaillant sur "La chauve-souris" elle a découvert que Johann Strauss, qui avait des origines juives, était cependant un des musiciens préférés d'Hitler, au point de s'être fait décerner à titre posthume un brevet d'aryanité lui permettant d'être joué partout dans le Reich. Elle a découvert aussi que dans le camp de Terezin, en Bohème, ce lieu "vitrine" où divers créateurs de confession judaïque étaient enfermés avant de rejoindre Auschwitz, et dont les nazis prétendaient que c'était "une ville offerte par Hitler aux juifs", on avait joué, les 17 et 18 mars 1944, cette "Chauve-Souris" avec des acteurs, chanteurs et musiciens qui étaient des prisonniers du camp. Pauthe emploie alors cette belle formule: "Une musique d'Eros chez Thanatos"
Une transcription façon cabaret viennois
Nos musiciens et nos chanteurs entrent alors, à tour de rôle, déclinant leur prénom et leur pays d'origine: rappel de ce melting-pot lugubre qui était enfermé à Terezin? Seul, Fayçal Karoui, le chef, ne dira pas son nom.
L'ouverture commence, exquise, élégante et si tendrement mélancolique, sur des images actuelles du camp, filmées en novembre, ciel bas, clocher au loin, humidité qui transperce l'écran. Didier Puntos a adapté l'opérette viennoise (qui date de 1874, un an avant "Carmen", six ans avant les dernières oeuvres d'Offenbach et sa mort. Strauss mourra à la fin du siècle, en 1899) avec raffinement, ajoutant aux quelques cordes et aux bois un piano, tenu avec beaucoup d'élégance par Edward Liddall. Cela rappelle les transcriptions d'un Webern, d'un Schönberg qui adoraient Strauss, si éloignés d'eux. Cela rappelle aussi les cabarets viennois ou berlinois, cette ambiance fin de siècle ou Art nouveau tuée dans l'oeuf par le nazisme.
Les quiproquos d'un couple bourgeois
Un décor réduit à quelques éléments, deux tapis, une bergère, une méridienne, un paravent rose à pivoines, un vieux gros poêle: reflet de la pauvreté de moyens de Terezin? Le premier acte se passe sans aucune allusion aux représentations de mars 1944. Il met en scène un couple, Rosalinde et Gabriel von Eisenstein: elle est courtisée par le sémillant Alfred à qui elle est prête de céder le soir même où Gabriel doit partir purger une "peine de cinq jours de prison" pour avoir insulté un gendarme! Mais Rosalinde réussit à obtenir d'Alfred qu'il prenne la place de Gabriel, tant elle juge son mari fragile s'il se retrouve sous les verrous. Elle ignore que Gabriel vient de rencontrer Falke, un vieil ami, qui l'a convaincu d'aller au bal du prince Orlofsky, où tout Vienne va défiler.
Rosalinde elle aussi, déguisée, ira à ce bal, ainsi que leur servante, Adèle, témoin de tous ces quiproquos, elle dont la soeur, Ida, doit danser devant le prince.
Un film de propagande tourné à Terezin
Brusquement, au cours du deuxième acte, pendant la romance où Rosalinde, masquée, chante sa Hongrie natale (pas le plus bel air de l'oeuvre), reviennent les images de Teresin, une série de murs où sont inscrits chacun dans sa langue des noms de pays, Italie, Hongrie, Pays-Bas, Norvège, France, Allemagne, qui ont eu certains citoyens déportés à Terezin. Arrive le troisième acte: un comédien (Gilles Ostrowsky) qui se présente comme le gardien de la prison où est déjà enfermé Alfred nous reprend l'histoire du camp assaisonnée de commentaires auxquels on ne comprend pas grand-chose (diction fort mauvaise, on saisira ensuite que son personnage de gardien est supposé complètement saoûl); mais surtout nous projette des morceaux de ce film dont on a si souvent entendu parler "Der Führer schenkt den Juden eine Stadt". Film que les nazis avaient imposé de tourner à Kurt Gerron, acteur et cinéaste juif allemand fort célèbre, ami de Marlene Dietrich et qui périra à Auschwitz quelques mois plus tard. Images glaçantes filmées durant des soirées radieuses, qu'Ostrowsky nous commente de manière oiseuse et assez exaspérante...
Un décor vraiment minimaliste
Sur la joyeuse scène finale défilent les vers d'un poème de Robert Desnos, intransportable après la libération du camp et qui mourra du typhus à Terezin même le 8 juin 1945.
Ce traitement laisse perplexe. Outre qu'il semblerait donner à "La chauve-souris" et à Johann Strauss une responsabilité sous prétexte qu'ils étaient aimés par Hitler, il faudrait au moins qu'à un quelconque moment on sente chez les chanteurs-acteurs une singulière gravité, presque un désespoir, qui nous ferait comprendre que nous sommes dans une représentation à Terezin. Ce n'est pas du tout le cas; et Célie Pauthe elle-même ne les dirige pas du tout en ce sens. De fait, les seuls détails qui pourraient nous faire croire que nous sommes bien à Terezin sont... justement les détails réduits du décor, pas trop gênants quand on est dans la prison, un peu plus chez Rosalinde et son mari; en revanche la réception chez Orlofsky, richissime prince, est d'une pitoyable pauvreté.
Chanter en allemand, parler en français, quand on est Irlandaise...
"Ce sont d'excellents chanteurs mais il faut qu'ils apprennent à jouer la comédie" disait une dame un peu cruellement à la fin du premier acte. Il est vrai qu'il y a, surtout dans ce premier acte, un manque de rythme flagrant dans les interventions parlées. On sera indulgent cependant: chanter en allemand et parler en français à la suite, pour des chanteurs dont aucun n'est allemand ou français (sauf Rosalinde), c'est déjà un tour de force. Pauthe aurait mieux fait de travailler ces phrasés-là, fouetter le dynamisme de jeunes gens encore fragiles (l'Académie de l'Opéra sert aussi à les aguerrir scéniquement) qui, heureusement, sont déjà pour la plupart de remarquables musiciens. Honneur à la Rosalinde d'Angélique Boudeville, voix parfaitement placée, aigus superbes, conduite du chant et présence du personnage: c'est un bonheur.
Bonheur aussi que l'Adèle de l'Irlandaise Sarah Shine qui ressemble à une vraie... Viennoise (quelque chose de la fraîcheur mutine d'une Romy Schneider); et la voix est ravissante, avec cependant toujours des problèmes de projection dans les ensembles. On aime aussi infiniment le Gabriel du Polonais Piotr Kumon, beau baryton élégant et dont la maladresse sert le personnage. Et aussi un autre Polonais, Maciej Kwasnikowski, Alfred séducteur sûr de lui, inconscient avec charme, et une vrai voix de ténor mozartien dont on rêve d'entendre l'Ottavio, le Ferrando, le Tamino surtout.
Un Orlofsky incertain et les précautions d'un chef
Très bien le Frank, directeur de la prison, de Tiago Matos, ou les membres du choeur Unikanti dont la Ida d'Albane Bocquillon. Je suis plus réservé sur le Falke d'Alexander York qui "surjoue" son personnage, parfois au détriment du chant; mais il a aussi de bons moments. En revanche l'Orlofsky de Jeanne Ireland m'a déçu. Elle a du mal à définir ce caractère de prince neurasthénique (et Pauthe ne l'y a pas aidé): le jeu est contraint, souvent imprécis et la voix parfois, alors qu'Ireland est une belle mezzo, manque d'assise et de projection.
Fayçal Karoui dirige son petit ensemble avec subtilité, mais parfois trop de lenteur; les airs élégiaques sont mieux menés que les entraînants, à l'exception du final chez Orlofsky, très vif, y compris dans la mise en scène. Les cordes ont des problèmes de coordination dans l'ouverture, elles se rattrapent ensuite mais on les sent cependant fragiles ce qui explique sans doute les précautions du chef!
Les ombres de l'extrême-droite
Mais la musique exquise et la qualité de bien des chanteurs fait passer beaucoup de choses. Il n'empêche: on se souvient d'une mise en scène de Coline Serreau à Bastille où, brusquement, au milieu du bal Orlofsky, des banderoles formaient comme par inadvertance une croix gammée: bronca immédiate du public conservateur! C'était pourtant l'époque où l'on découvrait le passé nazi de l'ex-président autrichien Waldheim et Serreau, de mon point de vue, avait frappé fort et juste. Or, aujourd'hui que, de nouveau, l'Autriche est dirigée par l'extrême-droite, il y avait peut-être quelque chose à chercher dans cette direction-là pour Célie Pauthe, histoire de jouer son rôle de poil-à-gratter.
"La chauve-souris" de Johann Strauss fils, mise en scène de Célie Pauthe, direction musicale de Fayçal Karoui, du 13 au 23 mars (et, à venir, les 19, 20, 22 et 23) à la MC 93 de Bobigny (93000)
La distribution mentionnée chante le 19 et le 22. Une distribution différente, composée entre autres de Timothée Varon, Adriana Gonzalez, Liubov Medvedeva, Jean-François Marras, Danilo Matvienko et Farrah El Dibany, chante les 20 et 23 mars.
Cette "Chauve-souris" sera en tournée à Besançon (Les 2 scènes, 3 et 5 avril), Compiègne (Théâtre impérial le 26 avril), Amiens (Maison de la Culture les 15 et 17 mai), Grenoble (MC2 les 22 et 24 mai)