Il est déjà paru il y a quelques semaines. Mais le nouveau Cd de Nemanja Radulovic mérite d'être chroniqué. Pas pour les meilleurs raisons du monde: parce que Radulovic est une star du classique (il n'y en a pas tant que ça encore) et que les dangers de la starisation, dans ce monde-là qui n'est pas celui de la chanson ou du rock, sont encore réels. Certains y échappent ou plutôt les contournent (Rondeau ou Capuçon), d'autres moins. C'est le cas de Radulovic, avec un nouveau Cd à moitié réussi et à moitié raté.
Baïka signifie conte
Mais sans doute Radulovic l'assume-t-il. Les deux concerts qu'il a donnés à Nantes à la "Folle journée", où il reprenait une partie du Cd, ont été pris d'assaut. Le titre dudit Cd est: "Radulovic -Baïka". Débrouillez-vous avec ça!
L'on apprend après coup (à la lecture du livret) que "Baïka" signifie "conte" en serbe car "chacune des oeuvres raconte (sa) propre histoire". Bon! On ne voit pas très bien ce que raconte exactement le concerto arménien de Khatchaturian pour ressembler à Radulovic ni en quoi le violoniste peut s'identifier à la "Schéhérazade" de Rimsky-Korsakov, à moins que Radulovic ait passé 1.001 nuits de suite à faire la fête...
Un concerto pour violon tout de suite populaire
Commençons donc, pour ce qui est de moi, humble critique, à parler du contenu et de ce pauvre Khatchaturian, qui n'est pas cité sur la page-titre, alors qu'il occupe la moitié du Cd. Je me féliciterai d'emblée, allons droit au but, de cette version du "Concerto pour violon" qui tient la route, qui montre Radulovic attentif, musicien, malgré quelques aigus (dans la cadence du premier mouvement) un peu grinçants et pas assez de respiration dans le début, qui ressemble à une cavalcade.
Ce concerto a été écrit pour David Oistrakh, créé par celui-ci (le 16 novembre 1940) dans cette période de suspension où l'U.R.S.S. de Staline était encore l'alliée d'Hitler . Cela explique-t-il l'écriture lyrique et sereine de l'oeuvre, gorgée de mélodies sans doute arméniennes comme Khatchaturian en avait plein sa besace? En tout cas sa capacité à écrire un grand concerto populaire, parfaitement orchestré, immédiatement accessible à toutes les oreilles sans tomber dans la complaisance de la "musiquette", assura à Khatchaturian, qui pourtant aurait pu être frappé d' "arménitude" (le régime de l'époque n'aimait pas beaucoup trop d'affirmation patriotique dans les républiques) le prestigieux prix Staline.
Joli violon, orchestre pesant
On est frappé, par exemple dans le mouvement lent, par la manière dont le flamboyant Radulovic laisse chanter l'immense mélodie dans un souffle, comme si c'était le vent qui portait les notes vers nous. C'est très beau. Cependant il y a un "mais" qui est l'orchestre. Le "Borusan" d'Istamboul. Non qu'il démérite. Mais le son est épais, manque de nuances. Les individualités ne sont pas mauvaise. Mais les "tutti" du premier mouvement sont brutaux. Quand Radulovic entraîne les musiciens cela va à peu près. L'introduction orchestrale du mouvement lent se traînaille, avant l'entrée du soliste qui se trouve lui aussi prisonnier de cette apathie. C'est mieux dans le dernier mouvement où l'orchestre est un écrin pour Radulovic. Il n'empêche: on voudrait plus de contraste entre le mordant du début et la poésie de la mélodie centrale.
Le chef Sacha Goetzel ne faisant rien pour alléger le discours. On apprécie cependant un de ces "miracles" musicaux qui donnent à un orchestre turc l'occasion de jouer, sous marque allemande, une oeuvre arménienne sans que cela provoque une crise internationale.
Cela se gâte ensuite.
Réécrire "Schéhérazade"
Voici donc que Nemanja Radulovic confie à un de ses amis, Alexandar Sedlar, le soin de réécrire la "Schéhérazade" de Rimsky-Korsakov. Et c'est une mauvaise idée pour au moins trois raisons.
D'abord il est très inhabituel et assez cavalier de venir poser sa plume sur celle des maîtres du passé. Avec comme sous-entendu "mon coco tu n'étais pas très inspiré ce jour-là, pousse-toi de là que je te montre ce qu'il fallait faire". On peut admettre cette pratique quand il s'agit de musique baroque ("L'offrande musicale" de Bach) qui "fixait" souvent bien moins l'écriture instrumentale, et encore...
Plus de violon pour le violoniste
Ensuite le malheureux Sedlar, poussé par son copain Radulovic, ne s'attaque pas à un musicien de troisième ordre mais à un des plus grands orchestrateurs de l'histoire de la musique. Et forcément, c'est l'envoyer au casse-pipe: sa "réécriture" sonne forcément pauvrette, chiche en contrastes, quasi anorexique par rapport à l'océan de couleurs déployé par Rimsky-Korsakov.
Mais on devine les intentions de Radulovic quand on lit qu' "après avoir joué (le concerto de Bruch) avec l'orchestre d'Istamboul il s'asseyait dans le public pour les écouter dans "Schéhérazade". Or il y a dans "Schéhérazade" des interventions du violon solo qui joue le thème principal en leitmotiv. Mais ces interventions sont trop peu nombreuses pour intéresser un grand soliste, elles sont jouées par le premier violon de l'orchestre. Sedlar a donc développé la partie solo pour Radulovic et cela finit par tourner au cirque (avec l'ajout d'un piano, allez comprendre)
Et beaucoup moins de mystère
Car il y a autre chose: la beauté de cette grande symphonie flamboyante et scintillante qu'est "Schéhérazade" tient aussi à sa longueur, à la possibilité que nous avons de nous immerger dans ces vagues sonores qui nous bercent comme la mer ensoleillée. Réduite (et vraiment réduite) à une partition de démonstration pour Radulovic, elle perd tout son mystère.
Or il eût été si simple d'écrire un "concerto pour violon sur des thèmes de Schéhérazade" comme Sarasate, au siècle dernier, avait écrit pour lui-même une très virtuose "Fantaisie sur des thèmes de Carmen".
Un joli trio... de Khatchaturian
Radulovic a cependant la jolie idée de nous proposer ensuite une oeuvre rare, encore de Khatchaturian, un "Trio pour clarinette, violon et piano", pudique, orientalisant en diable (au-delà de l'Arménie), joué dans l'esprit des musiciens de village par le violoniste et ses partenaires, la pianiste Laure Favre-Kahn, le clarinettiste Andreas Ottensamer. C'est une belle découverte, avec un dernier mouvement lancé par la clarinette, puis par le piano, puis par le violon dans une accélération de musique populaire qui rappelle certaines pièces collectées par Bartok dans sa Transylvanie.
On passera sur le dernier morceau, "Savcho 3" du même Sedlar. Il relève d'une musique folklorique "mondialisée" qui a ses amateurs. Dans le genre, le Sirba Octet est bien plus authentique.
Où va Radulovic?
Un dernier mot: le programme donné à Nantes par Radulovic et son ensemble "Double sens" insistait justement sur "Schéhérazade" et le folklore. Deux dames qui y avaient assisté m'ont donné un avis complémentaire: l'une, qui s'avouait moins mélomane, avait été bluffé par le charisme du violoniste, son énergie et son rayonnement. L'autre ajoutait: "Oui, c'est très virtuose. Mais je n'ai ressenti aucune émotion". On ne sait si la direction choisie par le violoniste est la bonne. Mais c'est à lui de la creuser, de l'adoucir ou... d'en changer.
"Baïka", oeuvres de Khatchaturian, Sedlar et Rimsky-Korsakov/Sedlar. Nemanja Radulovic, violon. Ensemble Double Sens. Orchestre Phil. "Borusan" d'Istamboul, direction Sacha Goetzel. Un Cd DG
Concerts à la Folle journée de Nantes 2019.