Encore le célébrissime "Concerto pour piano numéro 2"! Oui, mais par le petit génie Daniil Trifonov et son compère Nézet-Séguin. Et couplé avec le plus rare des concertos de Rachmaninov, le mal aimé "Numéro 4" Assortis d'une oeuvre encore plus rare, où Rachmaninov revient à Bach: le fondement de tout.
La présence de l'orchestre de Philadelphie
Oui, encore le "Concerto numéro 2" qui doit en être à son centième, deux centième enregistrement! Alors pourquoi en parler? Parce qu'on ne peut se contenter de s'arrêter éternellement aux grands anciens (Richter, Janis, Orozco, Rachmaninov lui-même) et que de très jeunes (Trifonov, 27 ans) ont eux aussi encore à dire sur des oeuvres qu'on croit connaître par coeur. A dire et mieux encore: à faire découvrir.
Prenez justement, après les premiers accords sombres du piano, le déploiement de l'orchestre qui lance le grand thème -et déjà il n'est pas indifférent qu'il y ait cette complicité entre Trifonov et Nézet-Séguin: avait-on entendu souvent un orchestre d'une telle présence? Et d'une telle beauté plastique? L'orchestre de Philadelphie, avec ce grain minéral qui aurait presque quelque chose de russe (loin du brillant des belles années Ormandy ou Stokowski), qui fait entendre que dans cette introduction c'est lui, vraiment lui, qui mène la course, le piano, aussi virtuose soit-il déjà, se fondant dans la masse des instruments. Cela, il faut l'intelligence de Trifonov pour l'accepter (dans combien d'enregistrements le preneur de sons met-il en avant le piano, ce qui va contre ce passage?), d'autant qu'il a très vite sa revanche...
Un dialogue de haute virtuosité
Dans "concerto" il y a "se concerter", il y a un dialogue. La manière dont Trifonov ralentit le début de l'oeuvre, la présence poétique et jamais ostentatoire du piano (Trifonov, malgré sa jeunesse, a si peu besoin de montrer qu'il a des doigts qui voltigent, comme une Lisitsa il y a quelque temps, car sa virtuosité est toujours au service d'une INTENTION), font écho à la manière (et là aussi bravo à la prise de son!) dont Nézet-Séguin et les musiciens de Philadelphie se mettent soudain en retrait sans qu'on s'en rende compte. Cela participe vraiment d'un travail "dans la même direction" qui est d'une très grande intelligence mais aussi d'une très grande beauté.
L'intuition d'un pianiste
Alors qu'a-t-elle, cette version, pour susciter à ce point l'enthousiasme (que vous lirez, ou avez lu aussi, sous la plume de mes confrères)? On pourrait répondre laconiquement: elle EST. Mais au-delà de la splendeur du piano elle se garde de tous les débordements sentimentaux sans renoncer aux débordements pianistiques. Simplement, avec une intuition formidable ( appuyée ensuite sur l'analyse, car c'est ainsi qu'un artiste doit travailler, vérifier que son intuition épouse réellement l'écriture du compositeur), les deux complices mettent en scène ce concerto. Voyez comme dans le mouvement lent, qui pourra paraître placide, presque en retrait au début, Trifonov construit une montée en puissance comme si la douleur devait survenir peu à peu pour exploser mais exploser avec grandeur. C'est comme si on sortait de la maison pour aller cacher ses larmes dans la forêt enneigée.
Les "inventions" de Trifonov
Voyez aussi (entendez plutôt), dans le premier mouvement (aux alentours de "7 minutes") comment Trifonov accèlère peu à peu les grands accords plaqués qui sont aussi le point culminant du mouvement (tant d'autres les jouent dans le même rythme, et même parfois trop vite). Voyez enfin comment, à la fin du mouvement lent (vers "10 minutes"), Trifonov se fait discret pour laisser les cordes chanter avec mélancolie, afin de mieux conclure.
Le final est d'une élégance rare, qui regarde, dans ses roulades et ses ruissellements (quel art d'alléger le toucher!), vers le "Concerto numéro 2" de Liszt. On sait que cette oeuvre a été écrite par un Rachmaninov dépressif. Avec Trifonov et Nézet-Séguin on le voit, dans ce troisième mouvement, sortir de sa dépression sans renoncer à lui-même, à ce lyrisme éperdu (mais pas désespéré) qui fera son succès, qui le fait encore.
Un concerto mal aimé
Le "Concerto numéro 4" pose d'autres problèmes. Mal aimé, considéré d'un romantisme dépassé à une époque (1926, le concerto numéro 2 est de 1901)où le jazz et le dodécaphonisme ont fait leur entrée dans la musique, il ne bénéficie guère de l'attrait des pianistes, en-dehors des intégrales. Et justement Trifonov et Nézet-Séguin le jouent comme il est, accentuant discrètement tel trait de hautbois, telle inflexion du piano, qui sonnent plus "moderne" mais sans reculer devant le romantisme exacerbé du premier mouvement.
Ce concerto est davantage de son temps dans une écriture pianistique plus rhapsodique, plus libre, avec de discrètes dissonances; mais quand le piano est plus "moderne", c'est l'orchestre qui revient à l'ancien temps et inversement. L'exercice sera beaucoup plus réussi dans la "Rhapsodie sur un thème de Paganini" composée huit ans plus tard. Cependant la complicité des deux interprètes fait ici merveille (et il faut redire la précision, la maturité du jeu de Trifonov), le mouvement lent est magnifique, assumant pleinement ses références au passé. Je suis plus réservé sur un final trop discontinu qui se résume à une suite d'idées, certes brillantes, et la furia qu'y imprime Trifonov ne suffit pas tout à fait...
Délicieux "bonus" d'après Bach
En bonus une petite merveille: la transcription-"digest" (moins de 9 minutes) de la "3e Partita pour violon seul" de Bach. Les longues phrases souples du violon laissent place à une écriture piquetée, déliée, que Trifonov joue avec une légèreté et une élégance rares. Une petite soeur à "Jésus, que ma joie demeure", fort peu connue.
Un mot du "packaging". Pour déplorer que désormais les textes de présentation fassent l'impasse sur le français. Il faut désormais être germanophone (normal pour la "marque jaune"!) ou anglophone, avant peut-être le chinois. Il me semblait cependant que les pays francophones représentaient encore une force de frappe musicale importante.
Une gare de campagne de la vieille Russie?
Mais il y a mieux. Il faut désormais que tout album soit un "album-concept". Celui-ci est donc un album "Trifonov" intitulé "Destination Rachmaninov. Departure" où Trifonov, ses bagages à ses pieds sur le quai d'une antique gare de campagne, médite à l'image suivante dans un vieux wagon qui paraît l'emporter vers un de ces villages de la Russie ancienne où Rachmaninov ou ses ombres l'attendent. Tout cela pour nous masquer qu'il s'agit simplement du deuxième et dernier volume des concertos pour piano du musicien russe. Quant à la gare de la "vieille Russie", elle se situe en Angleterre. Dans le comté du Sussex pour être précis!
"Desttination Rachmaninov: departure": Concertos pour piano numéros 2 et 4. Transcription de la "Partita numéro 3 pour violon" de Bach. Daniil Trifonov, piano. Orchestre symphonique de Philadelphie, direction Yannick Nézet-Séguin. Un CD Deutsche Grammophon