Fabio Biondi revient, et revient à ses amours avec son ensemble de l'Europa Galante: les concertos pour violon de Vivaldi, dont sort ces temps-ci le sixième volume. Concertos classés par thématique, ceux-ci intitulés "La Boemia". Et qui constituent le 57e volume de l' "édition Vivaldi" publiée inlassablement par la maison Naïve!
Une énorme édition Vivaldi
Edition considérable qui réunit, Fabio Biondi mis à part, quelques-uns des grands spécialistes de la musique baroque italienne, d'Ottavio Dantone à Rinaldo Alessandrini, de Jordi Savall à Diego Fasolis, avec des solistes de la trempe de Nathalie Stutzmann, Sandrine Piau, Paul Agnew, Sara Mingardo ou Marie-Nicole Lemieux. Concertos, opéras, musique sacrée, tout y passe, pour évaluer réellement le génie du plus célèbre des Italiens de son temps, souvent réduit dans l'imaginaire aux "Quatre saisons", d'ailleurs une merveille.
La bibliothèque nationale de Turin put acquérir en 1930 une collection incroyable de 450 manuscrits autographes de Vivaldi surgis de nulle part et parfaitement authentiques. Mais il fallut sans doute la mode du baroque pour que musiciens et chercheurs s'y plongent réellement. Susan Orlando, directrice du projet, explique qu'il fallait aussi le temps d' "établir une édition moderne, de préciser des choix interprétatifs" et, quand il s'agit des opéras (la grande découverte de ce projet, une vingtaine, méconnus ou inconnus) de les faire aussi revivre à la scène. Le projet en est aux deux tiers, en voici donc un nouveau moment.
Le voyage de Vivaldi à Prague
Six concertos pour violon dans ce volume, six des nombreux concertos pour violon. De quoi démentir la remarque vacharde de Stravinsky, "Vivaldi n'a pas écrit six cents concertos mais six cents fois le même concerto", même s'il n'est pas forcément nécessaire d'écouter ceux-ci à la file. Mais il y a plus intéressant encore historiquement. Cette série de concertos est appelé "La boemia" (la Bohème): est-ce par Biondi ou par les musicologues? Ils semblent avoir été composés lors d'un voyage de Vivaldi à Prague et voilà qui est passionnant: Vivaldi, dans ces années 1730-1731 a un peu plus de cinquante ans, il mourra dix ans plus tard. Dans le texte très intéressant de Biondi lui-même, il est fait état du triomphe de ce séjour alors que sa gloire se ternit un peu ailleurs, alors que Vivaldi aussi fait tout pour rester au centre du jeu.
Mais Vivaldi a Venise en tête...
Et justement, à Prague et en Bohème, il est "au centre de la société musicale". On lui commande toutes sortes d'oeuvres, et d'abord des opéras (qui furent représentés, nous dit-on, dans le théâtre du comte Sporck, fameux aristocrate pragois qui l'avait fait édifier dans son palais). Des opéras mais aussi des oeuvres de tous les genres, mécènes et musiciens simplement désireux d'avoir quelque chose de la main d'un si grand artiste.
En même temps, et c'est assez curieux, Biondi nous laisse sur notre faim car il n'y a aucune preuve que ces concertos aient été conçus pour Prague ni joué là-bas par Vivaldi, qui était un des plus grands violonistes de son temps. Vivaldi aurait eu de toute façon Venise en tête, Venise et ses fameuses élèves virtuoses de l'orphelinat de la Pieta où le "Prêtre roux" était maître de violon (justement) et compositeur principal.
Comme un oiseau pépiant sur sa branche...
Ne cherchons pas non plus une quelconque influence bohème ou tchèque dans la musique composée. Les écoles nationales naquirent plus d'un siècle après, qui allèrent puiser dans les mélodies populaires (tels Smetana ou Dvorak). Vivaldi fit... du Vivaldi, comme ses compatriotes italiens installés à Saint-Pétersbourg (voir le Cd de Cecilia Bartoli du même titre) écrivirent de la musique italienne, et surtout pas inspirée de la sainte Russieé
Et dès le concerto RV 282 on est bien à Venise, avec des jeux de cordes bien marqués, des trilles du violon qui monte dans les aigus comme un oiseau pépiant sur sa branche; et ce son typique du violon baroque que Fabio Biondi maîtrise comme personne, toujours à la limite de la justesse et cependant toujours juste mais sans jamais la rondeur d'un instrument classique, sa puissance de son. Mélancolie discrète du violon de Biondi, un Borelli parmesan de 1735, grands accords de l'accompagnement, réduit aux cordes (avec un "archiluth") et au continuo, clavecin ou petit orgue.
Virtuosité contrôlée de Biondi
Et sur la cantilène du violon dans le largo un petit accompagnement cette fois, souvent sur la même note, réponse harmonique discrète, avec une grande économie de moyens.
L'allegro final déploie les fastes de l'orchestre, assume sa solennité, le violon prend la parole sur le même ton avec toujours ce goût pour le registre aigu que Biondi réussit; et l'on note déjà, dans la virtuosité contrôlée du violoniste italien, une retenue peut-être inhabituelle: rien de la furia, de l'ardeur à jouer qui fit sa réputation et celle de son orchestre mais une sorte de contrôle qui n'exclut jamais l'engagement. Avis à ceux qui voudraient du tourbillon, voire de l'ouragan: Biondi est devenu sage...
Un splendide et sombre concerto
Enfin presque: quand il faut déchaîner les tempêtes sonores (début du RV 278) son orchestre est toujours là. Ce concerto est le préféré de Biondi, qui le qualifie de "splendide" et "d'un geste violonistique toujours audacieux". Il y a effectivement bien plus de force, de grandeur, de soutien orchestral, de déchaînement sonore, une ambition dans l'écriture du violon (toujours tournée vers les aigus, tournée vers le ciel) qui accumule les difficultés techniques. Le largo installe un climat sombre avec un tapis des cordes graves puis de l'alto (Pablo de Pedro), quasi utilisé comme un violoncelle; on est presque dans le drame, comme si Dieu avait abandonné le monde (ces concertos ne sont jamais loin du concerto d'église, le violon se substituant à l'orgue) mais c'est le violon qui rattache l'homme à la vie future...
Et un autre plus solennel
C'est un concerto en tonalité mineure et le plus long de tous. L'allegro final est tout aussi tourmenté et le violon tente d'apporter la paix dans ce monde d'orage... devinez quoi: par des montées du violon vers on ne sait quel balcon céleste, même si des couleurs inquiètes (frottements de cordes) que Biondi réussit superbement ne dissipent pas toute angoisse.
Il y a plus de solennité dans le RV 380, plus de rigidité aussi: on dirait une commande pour un prince violoniste (et c'est peut-être le cas) qui voudrait éblouir son auditoire par sa virtuosité mais surtout pas le prendre à rebrousse-poil. Mais, commande ou non, le vrai Vivaldi, ce Vénitien inquiet et virtuose, réapparaît souvent. Très beau le passage de l'andante à l'allegro final qu'on croirait dansé dans un bal de Bohème...
Petits concertos, trouvailles instrumentales
Les trois "petits" concertos (RV 186, 288 et 330) durent entre huit et dix minutes. Ils nous ramènent, nous dit Biondi, aux concertos de jeunesse: c'est simple, fougueux, et l'écriture de violon aussi, pour être virtuose, est moins complexe et sans développement, les mouvements, brefs, se terminant de manière abrupte. Défaut pour nous, on est plus proche du tout-venant des concertos baroques, même si Vivaldi, par sa connaissance violonistique et la hauteur de son inspiration, dépasse de très loin la plupart de ses contemporains. On tend l'oreille à tel soutien en pizzicati des violons, à telle trille charmeuse, à telle manière, toujours, dont le violon semble calmer l'angoisse de l'orchestre. Orchestre (six violons, alto, violoncelle, contrebasse par un) dont il faut vanter la beauté sonore et la cohésion.
La dernière note du RV 186 est surprenante, l'intervention de l'orgue (Paola Poncet) dans le RV 288 inattendue, le RV 330, en mineur aussi, revient à un climat plus sombre, qui mêle orgue et clavecin. De quoi démentir la remarque de Stravinsky qui, il est vrai, ne connaissait pas Biondi et ne savait pas qu'on pouvait jouer Vivaldi comme ça.
Antonio VIVALDI: Concertos pour violon RV 186, 278, 282, 288, 330, 380. Ensemble "L'Europa Galante", direction et violon Fabio Biondi. Un Cd Naïve