Franco Fagioli, la star actuelle des contre-ténors, mais aussi des camarades affûtés dont la superbe mezzo Vivica Genaux, sous la direction d'un des chefs qui montent, Maxime Emelianychev: c'était la brillante affiche de "Serse", opéra de Haendel peu donné qui faisait salle comble l'autre soir au théâtre des Champs-Elysées. Un album avec quasi la même distribution sort en même temps chez Deutsche Grammophon.
Opéra mal connu, musique d'une grande beauté
De "Serse" on connaît de longue date un des airs du rôle-titre, le fameux "Ombra mai fu". Serse, le Xerxès roi des Perses pour nous Français mais est-ce bien le souverain prestigieux de l'Histoire, le vainqueur des Grecs et leur ennemi constant? On peut en douter quand on voit un tel personnage obsédé, parfois cruel et parfois ridicule.
On cherche des traces discographiques de cet opéra, qui sont en réalité rares, de sorte que si le récent enregistrement est de la globale qualité du concert (et pourquoi non?), voici donc un "Serse" fort digne proposé aux amateurs qui voudront s'en imprégner. S'en imprégner: une nécessité car, pendant quasiment trois heures, on entend une musique d'une grande beauté, d'une inspiration constante et qui dispense aux sept protagonistes (aucun n'est oublié) des airs souvent étonnants, d'une rare exigence avec, curiosité supplémentaire contraire aux règles de ce temps-là, des récitatifs réduits la plupart du temps aux dialogues.
Un des derniers opéras de Haendel
Et bien sûr, parmi ces protagonistes, Xerxès lui-même (appelons-le ainsi), rôle fou, rôle de fou, à la mesure d'un Fagioli qui y remportera un triomphe.
Il n'empêche: le plaisir que l'on peut éprouver à "Serse" est ambigu à plus d'un titre et cette soirée n'y déroge pas.
"Serse" est le 40e opéra de Haendel sur les 42 qu'il a composés. Je l'avais rappelé déjà quelque part: du moment où finit la période "opéra" du "cher Saxon" se développe la majestueuse période des oratorios ("Le Messie" et les autres) Et l'on sent déjà dans ce "Serse" (créé en 1738) qu'Haendel est en fin de course. Non que son inspiration se réduise, elle est au contraire dans ses plus belles années. Mais c'est comme s'il n'y croyait plus vraiment, à ces histoires compliquées que lui impose l' "opera seria" de l'époque baroque. Et d'ailleurs les spectateurs du temps ne s'y trompèrent pas, qui jugèrent pour beaucoup, comme Charles Burney, que ce drame, "dont je n'ai pu découvrir l'auteur des paroles, est un des pires, dans son mélange de tragi-comédie et de bouffonnerie, en plus d'une écriture faible, qu' Haendel ait jamais mis en musique"
Une oeuvre au livret bizarre, qui flirte avec le second degré
L'intelligent Burney, qui a peut-être deviné le problème posé par "Serse", ajoute aussitôt: "Haendel, au moins, a trouvé l'occasion de témoigner de son amour et de son génie naturel pour l'humour". Nous appellerions cela aujourd'hui le second degré, dont "Serse" ne manque pas, avec ce personnage de roi dont on ne sait s'il faut le haïr ou le plaindre, rire de lui ou le redouter, et Fagioli, peut-être sans le vouloir, rend cela très bien. Il est probable que les trois autres "Serse" de l'époque, ceux de Bononcini, Cavalli et Hasse, sont d'un sérieux plus... conventionnel.
Car il ne faut pas chercher dans "Serse" la grandeur d'un roi ou l'héroïsme d'un guerrier. Serse-Xerxès est tombé fou amoureux de Romilda, qui est fiancée à son frère, Arsaménès et qui, surtout, l'aime. Elle refuse les avances de Xerxès. Xerxès bannit alors Arsaménès. Cela provoque la fureur d'Amastre, la promise de Xerxès, qui se déguise en soldat... on ne sait trop pourquoi, sans doute, sous ce déguisement, peut-elle mieux observer son fiancé royal... et félon. Cela provoque aussi les intrigues d'Atalante, la soeur de Romilda, qui se verrait fort bien dans les bras d'Arsaménès. Rajoutez le papa de Romilda et d'Atalante, général vainqueur des armées de Xerxès (seule allusion à la grande Histoire, même si les Grecs ne sont pas nommés, avec l'évocation d'un pont de bateaux que le vrai Xerxès fit construire sur l'Hellespont, actuel détroit des Dardanelles). Rajoutez aussi Elviro, le serviteur d'Arsaménès, qui observe pour lui puisqu' Arsaménès est banni...
Du Racine bouffon mais du Haendel inspiré
Ce pourrait être du Racine, avec ces personnages qui aiment toujours celui ou celle qui ne les aime pas, mais un Racine détaché, ironique, et qui tourne même au bouffon. On comprend que "Serse", en son temps, fut si peu compris. Un Elviro qui se déguise en vieille femme pour être le messager de son maître, une Amastre, déguisée, elle, en improbable soldat. Et l'obsession de Xerxès qui, inlassablement, se complaît en soupirs d'amour pour une belle qui, elle, l'éconduit systématiquement. La construction de l'oeuvre n'évolue pas, les personnages ressassent les mêmes obsessions mais comme la musique est magnifique (Haendel a compris le piège, il en varie les effets avec génie) on suit ce "Serse" avec un plaisir infini.
Deux chanteurs de qualité
Malgré quelques failles... En fait les chanteurs de l'autre soir (l'enregistrement en compense sûrement les faiblesses) épousaient parfaitement les incertitudes de leur personnage. L'Ariodate d'Andreas Wolf, dès son air "Non pretendo" montre une voix souple, bien projetée, bien conduite dans les vocalises, au timbre sonore et franc. Ariodate est tout d'une pièce et sans malice, Wolf le sert très bien. Très bien également l'Elviro du baryton Biagio Pizzuti, qui a lui aussi son air ("Il solo luogo") sur les joies de l'ivresse: dans toutes ses interventions, c'est très surprenant, on se croirait chez Rossini...
Inga Kalna, belle Romilda
Pizzuti est une des révélations de la soirée comme la Lettone Inga Kalna, Romilda paisible et qui pourrait être fade dans son insistance à repousser Xerxès. Mais Kalna réussit à varier les sentiments, ferme dans son refus, puis véhémente quand Xerxès revient à la charge, puis effrayée quand Xerxès menace son amant, puis de nouveau grande dame, et amoureuse (le duo virtuose avec Arsaménès, "La mia fedelta tradira") Et Kalna, remarquable dans les vocalises, réussit de beaux aigus légers, des notes bien pleines dans le médium, avec une expressivité et une maîtrise parfaite du souffle dans les crescendos et decrescendos dont sont truffés tous les airs de l'opéra.
Genaux et ses camarades
Les trois autres dames sont de qualité, avec quelques réserves. On sent que Delphine Galou, belle silhouette et beau timbre de contralto, peine un peu à varier son personnage d'Amastre, qui répète éternellement sa fureur de la trahison du roi. Elle en finit par se contenter de chanter, sans chercher le sentiment, et ses attaques s'en ressentent. La coquette Atalante de la ravissante Francesca Aspromonte fait honnêtement le job, voix gracieuse et souple aux aigus un peu pointus mais sans une immense personnalité.
Vivica Genaux déçoit au début. On connait l'étrangeté de cette mezzo à la longue silhouette brune, dont les notes graves se parent de lumineuses couleurs argentées. Son Arsaménès ne lui donne pas un vrai personnage à défendre et, ne sachant comment l'aborder, elle en perd un peu vocalises et ligne de chant. Cela ira de mieux en mieux jusqu'à ce duo avec Romilda où elle se livre enfin aux fureurs de la passion, jusqu'à cet air de désespoir ("Ho perduto il cuore") où le sentiment est superbe, mis au service de magnifiques vocalises, presque "sales" dans leur violence, malgré des aigus un peu criés. Mais Haendel ne ménage pas ses interprètes.
La tornade Fagioli
Et encore moins Gaetano Caffarelli, le célèbre castrat, créateur du rôle de Xerxès. Le contre-ténor argentin Franco Fagioli assume sa lointaine descendance, ses admirateurs ne doutent pas qu'il en sera digne, il l'est. On passera donc (là aussi plutôt dans la première heure) sur des vocalises prises à un tel rythme qu'elles en deviennent... incertaines: les notes bougent, on n'est même pas sûr qu'elles soient celles de la partition. On passera aussi sur l'excès de grimaces, sur le surjeu constant qui fait de Xerxès une sorte de pantin tournant à l'hystérie, renforcé par des principes vocaux dont Fagioli se moque, visiblement: l'élégance du phrasé, la beauté du timbre...
Mais peu à peu, et même si l'on n'est pas friand de ce style de chant et d'incarnation exacerbés, on va rendre les armes. Car on voit un étrange chanteur -étrange dans le sens d'atypique- profondément imprégné de son personnage, mettant en scène ses émotions (la manière dont Fagioli dispose ses jambes avant d'entamer un air, tel un danseur ou tel un escrimeur) jusqu'à la fureur, le désespoir, le dédain, la monstruosité enfantine ("Madame, dit-il à Romilda qu'il vient de surprendre embrassant Arsaménès, ce baiser-là vous fera veuve. Puis vous m'épouserez"), l'incompréhension, l'impatience, la naïveté, l'arrogance, l'aveuglement. Jamais la séduction, jamais la tendresse. Et Fagioli met aux services de ces multiples Xerxès une virtuosité confondante, de sorte que le tendre "Ombra mai fu" manque de poésie et de moelleux mais que le "Piu che penso" est brûlant comme la braise. Dans le "Crude furie" final Xerxès nous fait pitié et Fagioli réussit à nous émouvoir avec, après trois heures de chant, des aigus aussi superbes que ses graves (la tessiture du chanteur, trois octaves, est incroyablement large mais il se permet de passer, dans cet air meurtrier-là, en registre de baryton!).
Chef enthousiaste, orchestre bien moins...
La musique de Haendel s'adapte à chaque caractère, culminant dans un choeur final qui célèbre la réconciliation générale et le triomphe de l'amour autour de la sage Romilda. Applaudissements nourris dont le chef Maxime Emelianychev a mérité sa part: direction fougueuse, nerveuse, enthousiaste et même spectaculaire, qui souffre cependant de négliger toute émotion. Et qui ne parvient pas à transformer le son d'"Il Pomo d'oro", cet ensemble baroque pourtant constitué d'excellents solistes européens, qui, à part quelques solos (aux vents), demeure bien sec et sans couleurs, sans souplesse non plus. Emelianychev lui-même, qui tient aussi la partie de clavecin, peine à s'y faire entendre. Mais les spectateurs étaient venus pour Fagioli et ses camarades. Si le Cd est la copie du concert, ils seront un peu moins indulgents, ou en tout cas moins extatiques.
"Serse" de Haendel ( version de concert) avec Franco Fagioli, Vivica Genaux, Inga Kalna, Francesca Aspromonte, Delphine Galou, Andreas Wolf, Biagio Pizzuti, Il Pomo d'Oro, direction Maxime Emelianychev. Théâtre des Champs-Elysées, Paris le 24 octobre
Ce même "Serse" sera donné à Toulouse, à la Halle aux Grains, le mercredi 7 novembre à 20 heures
Un coffret de 3 Cd paraît avec quasi la même distribution chez DG