C'est un Cd que j'avais laissé échapper, d'une excellente violoniste, Lisa Batiashvili: elle joue les deux concertos de Prokofiev, et trois adaptations un peu superflues. Son d'une rare élégance, grande musicalité. L'occasion de faire la connaissance d'une interprète peut-être trop discrète, et qui compte.
Prokofiev: à redécouvrir?
Lisa Batiashvili n'a pas la flamboyance de sa compatriote géorgienne, la pianiste Katia Buniatishvili, et on ne lui en fera pas le reproche. Mais quelle musicalité, qui est sa principale qualité, quelle justesse de son dans ces difficiles concertos que l'on joue sans doute moins ces temps-ci, depuis la disparition des grands maîtres soviétiques, Oistrakh ou Kogan, Vengerov ou Repine s'y étant de tous temps moins intéressés...
( Au panthéon des compositeurs Chostakovitch a un peu remplacé Prokofiev, peut-être suspect d'être trop lyrique, pas assez "concerné" par les temps agités ou lugubres durant lesquels il exerçait son art!)
Un concerto "constructiviste"
Deux concertos, donc, ramassés, trois mouvements classiques, une durée moyenne, 20 à 25 minutes. Le premier concerto est encore de jeunesse, la flamboyante jeunesse du Prokofiev qui révolutionne la musique, inspiré par le constructivisme, le motorisme, ces courants singuliers qui font des premières années du communisme (seulement les premières années...) un bouillonnement artistique très prometteur. Il en reste au moins les trois formidables premiers concertos pour piano, l'ébouriffante "Toccata" (pour le même piano), la "Symphonie classique" ou ce "Concerto" dont Prokofiev inverse la forme, non un mouvement lent encadré de mouvements rapides mais le contraire.
Un concerto "de musique de chambre"
Sur un frémissement des cordes, le violon lance timidement une amorce de mélodie, soutenu au bout de quelques instants par la flûte puis le hautbois. La mélodie se déploie mais selon Batiashvili avec une grande douceur, un lyrisme intime, renonçant à une vision martiale ou tout en énergie. C'est presque une vision féminine, dirais-je, si je ne redoutais d'être taxé de machisme primaire. Disons alors que Batiashvili renonce à privilégier le côté coruscant, voire grinçant, de l'oeuvre et même dans les passages où le soliste doit déployer une sonorité plus agressive elle reste constamment, dans un tempo assez lent, d'un raffinement cependant jamais complaisant.
En fait c'est une vision chambriste de ce concerto que l'on entend là, parfaitement accompagné par cet excellent chef "à la mode" qu'est Yannick Nézet-Séguin. Le Canadien, à la tête de l'Orchestre de chambre d'Europe (ça tombe bien), se montre d'une élégance et d'une poésie de touches incomparables, insufflant aux musiciens un esprit de corps avec Batiashvili qui débouche sur une vraie complicité d'intention entre tous les artistes.
Deux concertos des temps troublés
On sent Batiashvili peut-être moins à l'aise dans l'ironique mouvement rapide (un peu de lourdeur dans la phrase martiale) mais la virtuosité, qui ne se fait jamais remarquer, est imparable. Et la tendresse déployée, sans y toucher, dans le dernier mouvement est du très beau, du très étincelant violon.
En fait Batiashvili relie très bien ces deux concertos dans un même esprit d'introversion, ce qui est un pari gonflé mais qu'elle réussit à force de musicalité et de perfection sonore. Le "1er concerto", écrit, nous rappelle-t-on, en pleine révolution mais dans le somptueux cadre d'une ville d'eaux du Caucase, ne nous dit rien de ces temps bouleversés, sinon qu'il participe à l'air dudit temps, depuis longtemps révolutionnaire sur le plan artistique. La composition du "2e concerto" précède de peu le retour de Prokofiev dans une U.R.S.S. stalinienne où il deviendra peu à peu un brillant "prisonnier intérieur". Concerto parfait d'écriture mais d'une moindre valeur mélodique, plus classique de forme et d'inspiration...
La mélancolie d'un compte à rebours
Mais Batiashvili y instille une vraie mélancolie, comme prémonitoire des temps qui attendraient le compositeur, de l'atmosphère qu'il allait trouver dans son pays natal. Car le pire était à venir, les grands procès, la guerre, la triomphante glaciation de la guerre froide. Et la mort, avant 62 ans, le même jour que le tyran.
Il n'en passe rien, évidemment, dans l'oeuvre -on demande à un artiste d'être intuitif, mais ni prémonitoire ni, plus encore, devin. Batiashvili y prend davantage le pouvoir, il y a vraiment là, au lieu d'un esprit de concerto baroque ( "primus inter pares") un soliste et l'orchestre qui le suit, d'ailleurs tout aussi soigneusement et sans jamais jouer le brillant à tout prix. L'intense frémissement du violon dans le mouvement lent, sur un rythme de compte à rebours, en dit long, et le violon chante à pleine notes, comme un oiseau avant la nuit.
Des compléments dispensables mais une belle Cendrillon...
Petite réserve sur le dernier mouvement qui est pris avec, là aussi, un peu de surcharge dans les traits appuyés du début. Comme si Batiashvili passait à côté de l'ironie encore présente de Prokofiev. Le son est très beau, les climats sont justes par ailleurs, on sent un peu trop pour le coup la tragédie arriver. Reste que, pour sa vision chambriste et amère et pour la beauté du violon et la complicité des interprètes, ce Cd est à écouter attentivement.
Les deux concertos en tout cas. Je serai bien plus réservé sur les "compléments", trois arrangement pour violon et orchestre, l'un de la fameuse "Danse des chevaliers" de "Roméo et Juliette" où le violon solo pollue le tissu orchestral déjà si dense. La "Marche" de l' "Amour des Trois Oranges", dans sa rythmique percussive, n'a évidemment pas besoin d'un violon: au moins est-elle brève. C'est encore la "Grande valse" de "Cendrillon" qui fonctionne le mieux, où le violon est comme un fantôme dans une salle de bal de contes de fées.
Il eût été si simple (mais sans doute moins "vendeur") d'ajouter aux concertos une des sonates pour violon et piano, voire celle pour deux violons où Batiashvili eût pu compter sur la première violon de l'orchestre (aucun nom des musiciens dans le livret: ce n'est pas gentil pour eux)
Prokofiev: les deux concertos pour violon. Extraits de "Cendrillon", "Roméo et Juliette", "L'Amour des Trois Oranges": Lisa Batiashvili, violon. Orchestre de chambre d'Europe, direction Yannick Nézet-Séguin. 1 Cd DG