L'intitulé du week-end à la Philharmonie de Paris était "Leonard Bernstein". Judicieux, puisqu'on fêtera le centenaire du chef d'orchestre ET compositeur le 25 août prochain. Mais Bernstein était surtout prétexte à un panorama de l'Amérique. Avec par exemple un joli concert samedi après-midi qui réunissait collégiens-chanteurs et danseurs, l'excellent Sirba Octet et la charmante et talentueuse Isabelle Georges.
Les racines yiddish de Broadway
C'était pour moi une session de rattrapage: je n'avais pu assister au concert de la veille, où Isabelle Georges et le Sirba Octet, insistant sur les racines juives de Broadway, avaient appelé leur récital "Bernstein, du shtetl à New-York", ce qui n'était pas tout à fait exact puisque, si ses parents, juifs russes, avaient pu connaître le "shtetl", village, petite ville ou quartier juif dans l'Europe de l'Est d'avant l'extermination nazie, Bernstein, lui, est venu au (Nouveau) monde dans le Massachussetts.
Et il n'y avait pas que Bernstein dans ledit concert, qui rappelait aussi que certaines mélodies de Gershwin, Harold Arlen, Jerry Bloch, Irving Berlin, Lew Pollack, Richard Rodgers ou Sholom Secunda, avaient leurs racines dans les musiques populaires yiddisch, même si elles étaient parées par leurs arrangeurs des brillantes lumières de Broadway.
Jeunes chanteurs et danseurs à claquettes de Paris et Créteil
Il en restait quelque chose dans le petit concert du samedi après-midi où intervenaient avec un plaisir communicatif et beaucoup d'entrain les élèves de 4e et 5e de deux collèges franciliens, l'un de Paris (Collège Lamartine, dans le 9e arrondissement), l'autre de Créteil (Collège Guyard) Ils avaient été formés (et l'on est heureux de voir ces initiatives se multiplier au gré des partenariats entre les établissements de musique et les acteurs de l'Education) pendant toute l'année par, citons-les, mesdames Durand et Aki à Lamartine et monsieur Verny (qui dirigeait) à Créteil. Les jeunes Cristoliens formaient les choeurs, les Parisiens chantaient eux aussi en faisant des claquettes, d'autres Parisiens plus âgés, étaient constitués en orchestre de cordes (l'un d'entre eux était même plus petit que sa contrebasse!) pour soutenir les quatre de l'Octet (la moitié donc, si je compte bien), le leader violoniste Richard Schmoucler entouré de Christophe Henry au piano, Bernard Cazauran à la contrebasse et Philippe Berrod à la clarinette.
"Bei mir bist du scheyn" en version mélancolie
Et cela commença par un tube dont j'ignorais qu'il fallût l'attribuer au bien méconnu Sholom Secunda: le "Bei mir bist du scheyn" immortalisé à jamais par les Andrew Sisters et que j'avais toujours prononcé, à l'allemande, "Bei mir bist du schön" (on sait combien les consonances germaniques et yiddish sont tristement proches) La mélodie de Secunda, qui, lui, connut les shtetls de son Ukraine natale, retrouvait, grâce à la belle voix tendre et sonore d'Isabelle Georges, les intonations infiniment mélancoliques des soirs d'été sous des cieux immenses, le long du ruban d'argent du Dniepr ou du Don paisible.
Et Georges, magnifiquement partageuse, d'encourager les jeunes élèves encore intimidés à donner toute leur énergie à cette mélodie éloignée d'eux, enfants métissées de la France contemporaine.
Les rythmes complexes de "West Side story"
Avec plus de concentration encore (le "Bei mir bist du scheyn" n'étant pas musicalement très compliqué), c'était le tour de Bernstein, une chanson pas très connue de "West Side story", "Something is coming", où, certes, ce ne sont pas les mêmes émigrants qui s'expriment, mais la nostalgie mâtinée d'espoir (ou, déjà, de désillusion) est voisine. Et il faudra toute l'attention de grande soeur d'Isabelle Georges (et, sûrement, de la remarquable Jeanne Dambreville qui a préparé tous ces jeunes) pour venir à bout des rythmes particulièrement complexes de Bernstein. Oui, écoutez, juste écoutez (sans le support des images) l'admirable partition de "West Side story" et vous entendrez combien, comme dans tout le répertoire, bien plus difficile qu'on le pense, de la comédie musicale, les constants changements de mesures (et parfois même leur superposition) sont complexes, surtout pour des amateurs.
Avant Gershwin, le questionnaire de l'immigration!
C'était plus facile avec le "I got rythm" (justement!) de Gershwin, mené à la victoire par Isabelle Georges, qu'on aurait envie d'embrasser tant elle a l'air heureuse quand elle danse et chante -heureuse, mais avec un professionnalisme parfait, "à l'américaine" justement. Et heureuse que sa nombreuse troupe la suive au doigt et à l'oeil, avec le soutien des cordes juvéniles et du Sirba. On avait eu droit d'ailleur un peu avant, par les chanteurs devenus diseurs (les uns en anglais les autres en français) à un rappel du questionnaire incroyable posé aux émigrants quans ils arrivaient épuisés et le coeur battant sur Ellis Island, où leur destin de nouveaux Américains ou d'éternels parias allaient se jouer.
Une jeune clarinettiste et un concert trop court
On aura entendu enfin, en version purement instrumentale (les quatre du Sirba), deux mélodies l'une du répertoire yiddish, "Bessarabye" (que les Sirba ont depuis longtemps à leur répertoire), l'autre du répertoire klezmer (qui couvre un champ plus large, en particulier dans le temps), "Wedding", musique, évidemment de mariage. L"intérêt, surtout dans "Bessarabye", étant de nous faire écouter, auprès de Philippe Berrod (chacun y allant de son solo), deux excellents élèves clarinettistes du conservatoire du Raincy. Plus encore que Mark Verhun, au joli son manquant un peu d'ampleur, j'ai remarqué l'engagement et l'énergie toujours musicale de la jeune Chiaki Naito, qui semblait bluffer Berrod lui-même.
Le défaut de ce concert étant dans sa brièveté (une demi-heure). On aurait bien poursuivi avec Isabelle Georges et les Sirba dans un ou deux morceaux de la veille. La fête, y compris pour tous ces jeunes qui s'en seraient trouvés les spectateurs heureux, n'en eût été que plus belle.
"Musicals": oeuvres de Gershwin, Bernstein, Secunda, traditionnel yiddisch, traditionnel klezmer. Isabelle Georges, chant et claquettes, membres du Sirba Octet, élèves (chant, claquette, instruments à cordes) des collèges Lamartine de Paris 9e et Guyard de Créteil, Chaiki Naito et Mark Verhun, clarinettes, Pierre-Gérard Verny, chef de choeur. Studio de la Philharmonie de Paris, samedi 5 mai en matinée.
Le Sirba Octet sort par ailleurs un nouveau Cd, "Musiques russes klezmer et tzigane" Il est accompagné par Nicolas Kedroff à la balalaika et par l'orchestre philharmonique de Liège sous la direction de Christian Arming. On aura peut-être deviné que je préfère de loin les morceaux où c'est l'Octet qui joue seul. Il y a alors plus d'authenticité que, par exemple, dans les "Yeux noirs" initial ("Otchi Tchornye") où, sans être tout à fait encore à Las Vegas, on est au moins au casino de Deauville (avec le choeur de l'Armée Rouge). D'autant qu'on ne peut demander aux Liégeois, malgré leur vaillance (voir l'air roumano-moldave "De la Cluj la Chisinau"), d'être aussi idiomatique que leurs invités. Même si, dans l'étonnant "Gayen zay in shvartze Reien", un grand orchestre fait vraiment son effet. Le Cd est au moins parsemé de quelques découvertes de ce genre.
"Sirba Orchestra!: Russian, Klezmer and Gipsy music". Un Cd DG