La Folle Journée de Nantes cette année sur le thème de l'exil: le dernier concert. Celui de Gidon Kremer. Le génial violoniste, tout seul sur la scène, avec des photos d'un monde disparu.
Des préludes pour Rostropovitch
Dernier concert, ou quasi, du dimanche. Dans une salle à moitié vide, et c'est un peu un scandale. Mais tous les Parisiens, tous les non-Nantais plutôt, sont repartis. Gidon Kremer, lui, est là. Seul en scène. Une heure de violon, les inconnus "24 préludes" de Mieczyslaw Weinberg, l'ami de Chostakovitch. Il y avait pour piano les "24 préludes" de Chopin, pour violon les "24 caprices" de Paganini. Weinberg écrit ses "Préludes" pour le violoncelle de Rostropovitch et c'est Kremer lui-même qui les a transcrits pour son violon. Cela crisse, cela grince, c'est râpeux et inconfortable, cela joue sur toutes les expressions de l'instrument et Kremer est un maître de contrôle de soi, de précision, de densité sonore. Lunettes sur le nez, une mèche blanche en auréole, chemise noire à la cosaque.
On entend à un moment l'hommage à l'ami de Weinberg, Chostakovitch: une citation du premier concerto pour violoncelle. Chostakovitch que Kremer a tant joué...
Images volées au quotidien de l'Union Soviétique
Mais l'idée magnifique de Gidon Kremer est d'accompagner son concert de photos. Non comme du cinéma en musique, mais parce que l'oeuvre de Weinberg et lesdites photos, du Lituanien Antanas Sutkus, sont des mêmes années 60. Images de l'homo sovieticus, qui provoque en nous une émotion voisine de celles de Roman Vichniac sur les communautés juives de Lituanie ou d'Ukraine dans les années 30. Certes la charge émotionnelle n'est pas exactement la même dans la mesure où l'on suppose que les personnages de Vichniac ont été exterminés lors de l'arrivée des nazis; il n'empêche: ceux de Sutkus essayaient pour la plupart de vivre une vie décente, ils ont été confrontés à l'écroulement de leur monde, un monde qu'ils ont subi, dont ils n'étaient pas forcément responsables.
Mais les photos de Sutkus ne sont pas misérabilistes, non. Elles sont comme volées au quotidien, scènes cocasses, parfois douces, parfois ensoleillées, pour nous dire qu'il pouvait y avoir des sourires sous ce régime-là. Avec aussi évidemment de l'amertume, la pauvreté qui passe, un homme en grand manteau, assis, épuisé, une vieille travailleuse nettoyant un trottoir, l'alcoolisme d'une jeune femme qui affleure; parfois avec des accents de modernité comme ces jeunes, garçons et filles à l'occidentale, sur une moto. Cela ne durera pas. Il y a aussi des enfants. Petit frère et grand frère. Deux grands bébés hilares dans une bassinoire. Un jeune pionnier, crâne rasé, avec son foulard rouge en noir et blanc. Et ce groupe de petites filles assises devant une forêt.
Et puis une adolescente, blonde et inquiète, le foulard sur la tête, derrière un grillage qui l'enveloppe. Elle est entourée d'autres femmes, on ne sait pas où elles sont, entre prison et liberté, protection et surveillance.
On garde ce visage en nous.
A la fin le public fait une standing ovation à Kremer.
Pour ce concert-là. Et pour tous les autres.
- Gidon Kremer, violon: 24 préludes de Weinberg avec projection de photos d'Antanas Sutkus.