La Folle Journée de Nantes, consacrée cette année au thème de l'exil, aborde ses deux derniers jours. Et voici, à propos d'un concert d'un orchestre inconnu qui joue les peu connus Weinberg et Korngold, dans la salle de 2000 places tout de même, que je me pose une question toute simple: pourquoi va-t-on à tel concert plutôt qu'à tel autre?
Oui, pourquoi?
Peut-être parce qu'avec Weinberg et Korngold il y a Mahler.
Mais c'est madame Mahler, la veuve, qui était aussi compositrice.
Madame Mahler
Alma Mahler, fille d'un peintre et d'une cantatrice. Parmi les amis de papa il y avait Gustav Klimt, qui lui donna, dit-on, son premier "baiser volé". Mais Klimt avait une allure de faune.
La belle avait du tempérament. Elle fit deux enfants à Mahler tout en continuant à avoir quelques liaisons (Mahler aussi, de toute façon!) avant de se retrouver veuve à 32 ans.
Un peu la délivrance car elle avait dû abandonner toute prétention artistique de peintre et de musicienne pour se consacrer à la vie mondaine du grand homme.
Après il y aura d'autres grands noms dans sa vie: l'architecte Gropius, qu'elle épousera, le peintre Kokoschka, le romancier Werfel, qu'elle épousera aussi. Ils partiront à Hollywood. Elle avait fréquenté aussi les élèves de Mahler, Berg et Schönberg.
Madame Mahler mourra à New-York dans les années 60. Bien âgée, ayant bien vécu.
Fond d'écran New-York
Un jeune couple deux rangs devant moi: sur son téléphone à elle un fond d'écran New-York; elle pianote, pianote, n'arrête pas, va sur You Tube (en mode silencieux!?), envoie des selfies; lui, vautré, s'assoupit doucement. Aller à un concert de la "Folle Journée" à l'heure de la sieste, faire la sieste et dire ensuite aux amis: "On y a été, vous savez, c'est pas si bien"
Cela les réveille un peu quand Isabelle Druet, il est 15 heures, apparaît dans une somptueuse robe rouge cerise.
J'imagine leur dialogue: "Tu la mettrais, sa robe?- Ben oui. Mais je couperais aux genoux, j'agrandirais le décolleté, j'enlèverais les manches - Donc, tu la mettrais pas? - Ah! oui, ben non".
Pour accompagner Druet, c'est l'orchestre "Victor Hugo" de Franche-Comté. Basée à Besançon sous la direction de Jean-François Verdier, on découvre une formation réactive et de grande qualité, qui fait honneur à la vie musicale de province.
Les lieder de madame Mahler se nomment "La ville calme" ou "Lumière dans la nuit". Ils sont donc plus nocturnes mais moins intenses, moins désespérés que ceux de Gustav, le mari. Druet les chante avec une belle et subtile lassitude, faisant ressortir les couleurs sombres de sa voix. Très différente de cette "Grande-Duchesse de Gerolstein" d'Offenbach où je l'avais entendue.
"Avec toi, c'est bon"
Le dernier lied, sur un poème de Rilke, s'intitule: "Avec toi, c'est bon". Tout un programme... "Viens et dis-moi un mot d'amour, mais pas trop fort"
Le couple s'embrasse...
Avant madame Mahler il y avait eu "Der Schneemann" (le bonhomme de neige), un poème symphonique de Korngold avant qu'il ne parte en Amérique (puisque le titre est en allemand!) faire des musiques à Hollywood.
Je rêvasse à mon tour: Cary Grant ou Gary Cooper jouerait le bonhomme de neige, avec un nez en carotte qu'embrasserait goulûment Marlene Dietrich ou que croquerait Katharine Hepburn.
Mais c'est vrai que Korngold, même si c'est très joliment écrit, on cherche le film.
Changement d'ambiance. La "Rhapsodie moldave" de Weinberg.
(" C'est quoi, moldave? - T'inquiète, bébé, c'est dans Tintin")
La Moldavie de Staline
Kremer, dimanche soir (et voir article du 5 juin), montrait probablement de Weinberg la vraie image, la plus sincère. Mais, à l'époque de Staline il fallait donner des gages. Weinberg note des airs moldaves (qui ont quelque chose de roumain), il les orchestre, met des cors, des trombones et des trompettes, fait pétarader tout ça, rajoute des tambours à tout crin qui hurlent: "Vivent les brillantes républiques de notre Immortelle Union Soviétique". A se demander s'il n'y a pas de rhapsodie ouzbèke, rhapsodie biélorusse, rhapsodie tadjike, rhapsodie géorgienne, dans les archives poussiéreuses de la musique officielle de ce temps-là.
Et nos Francs-comtois jouent ça avec beaucoup de classe!
(Il dort. Elle re-pianote sur son portable, contemple les murs du Grand Auditorium, se demande s'ils ne seraient pas mieux avec du papier peint)
La réponse de Michel
En sortant, j'interroge Michel, qui est venu avec sa femme et leur grande fille: "Pourquoi ce concert-là?" lui demandai-je; et je fais déjà la réponse: "Vous allez me dire: parce qu'il y avait de la place - Ah! non..."
"Enfin, si, ajoute-t-il, il y avait de la place, mais pas qu'à celui-là. Alors j'ai regardé, comparé, j'ai été voir qui étaient les compositeurs, cela m'a paru intéressant, la Moldavie, une femme, tout ça..."
Cela me le confirme encore: s'il y avait une chose à retenir d'un quart de siècle de "Folle Journée", ce serait d'avoir donné à cette région, à cette ville, la curiosité, l'ouverture d'esprit, mais sans passivité aucune. On fait confiance mais, en s'instruisant, on regarde où on met les pieds.
Enfin, pas toujours...
- Orchestre "Victor Hugo" de Franche-Comté, direction Jean-François Verdier, Isabelle Druet, mezzo. Oeuvres de Korngold, Alma Mahler (4 lieder), Weinberg