31 jours se sont écoulés. Un mois. Et huit de mes collègues se sont donnés la mort, depuis les quelques lignes publiées ici sur le sujet. L'on s'apprête à vivre une des années les plus noires, en terme de suicides, au sein des rangs policiers. L'on s'apprête à, potentiellement, rejoindre l'année 1996 (celle où je suis arrivé dans cette maison, par une toute petite porte), laquelle avait enregistrée 70 policiers ayant décidé d'en finir...
"On" en parle beaucoup, ces derniers temps. Mais qui est ce on? Les syndicats, certaines associations de policiers (MPC, FFOC), mais aussi la presse. Il n'y a qu'à se rendre sur un moteur de recherche, pour se rendre compte des articles qui traitent du sujet ces dernières semaines.
Et pourtant, j'en arrive à me poser la question du bien fondé. Ou plutôt de savoir si cette communication n'est pas finalement contre-productive?
Encore plus après avoir observé certains manifestants utiliser les suicides policiers comme slogants ou chants provocateurs dans les récents mouvement de gilets jaunes.
L'effet Werther
J'ai découvert ce terme il y a quelques semaines. Et il est revenu récemment sur les réseaux sociaux. De quoi parle-t-on?
Le terme désigne un phénomène par lequel un suicide qui est médiatisé entraîne, de par la médiatisation, une augmentation du nombre de suicides dans la période qui s'en suit. Une forme de mimétisme néfaste. C'est Phillips, sociologue américain, qui a fait cette découverte dans les années 70. Phénomène qui doit son nom à un ouvrage de Goethe, "Les souffrances du jeune Werther", dans lequel le héros, transi d'amour, dans une histoire impossible, décide de mettre fin à ses jours. Dans les mois qui suivirent la publication, une vague de suicides s'en suivit en Europe (certains s'étant habillé comme le héros du livre, d'autres ayant mis fin à leurs jours, le livre étant découvert à proximité). Le roman fut alors interdit dans certains pays européens, pendant une cinquantaine d'années (source). Le phénomène aurait été ensuite observé à l'occasion de certains suicides de stars comme par exemple Marilyn Monroe, lequel avait donné lieu à une hausse de 12% du nombre de suicides (soit 197 de plus) sur l'ensemble des Etats-Unis. C'est donc un effet "boule de neige" dont il est question
Lorsque le livre est décrypté, plusieurs principes de prévention du suicide n'auraient pas été respectés (source: Les épidémies de suicide de l'effet Werther à l'effet internet - mémoire de Rares Cosmin MESU, interne DES de Psychiatrie, 2009), principes qui pourraient atténuer le phénomène:
- la mort du personnage n'est pas présentée comme "sensationnelle",mais en tant que héros romantique Werther est un modèle exceptionnel;
- le vécu et le parcours du jeune suicidé, à partir de son amour naissant jusqu'au passage à l'acte, semblent légitimes ou "normaux"; il n'y a pas de signe identifiable par le lecteur comme une pathologie mentale (ou "folie") même si le spécialiste peut retrouver les symptômes d'une dépression
- les détails du suicide (préparation, contenu de la lettre d'adieu, moyen utilisé, conséquences immédiates) sont racontés avec soin
- le livre ne propose aucune autre alternative au jeune Werther, ainsi donnant l'impression que la seule "solution", inévitable, a été choisie
On pourrait être tenté de faire quelques parallèles avec la situation des policiers. Les policiers sont souvent présentés, de par leur profession, comme "sauveurs" ou "héros" (même si les mots sont forts), pas de cause mentale préétablie, on raconte les détails (avec arme de service, le lieu,etc..) et la solution inévitable par rapport à la crise globale que rencontre la police.
Un cas vient rapidement à l'esprit, en France, si l'on parle de contagion. C'est celui de l'entreprise "France Telecom". Dans les années 2008/2009, 24 cas de suicide sont rapportés, sur une période de 18 mois. Même si de nombreux cas font référence au management de l'entreprise, on peut se poser la question de savoir combien de cas sont survenus par mimétisme. Pour autant, le nombre de suicides, ramenés par année était alors de 16 dans l'entreprise (pour 100.000 employés), ayant été calculé, en 2006, à l'échelon national, à 17.1, le tout pour 100.000 habitants. Mais là aussi, il y eut une couverture médiatique importante.
De quelle manière en parler?
Si l'on parle du suicide dans la police, c'est naturellement qu'il y a des raisons objectives. La sensation, par les policiers, que le phénomène n'est pas pris en compte par l'administration est la cause principale. De fait, des policiers en parlent, des journaux reprennent les informations, l'opinion publique est sensibilisée, et l'on se dit que, avec "ça" peut-être que quelque chose va bouger.
Faut-il, alors, interdire de parler des suicides? Devons-nous, nous-mêmes, policiers et/ou observateurs, nous interdire de relayer les informations?
Il semblerait qu'il y ait une solution à "mi-chemin" qui puisse être observée; et c'est l'OMS, en 2000, qui préconise quelques recommandations (toujours selon le mémoire de mémoire de Rares Cosmin MESU):
- éviter l'apparition des articles concernant les suicides sur la première page des journaux; éviter l'iconographie; proscrire le sensationnel, surtout s'il s'agit de personnes célèbres; la couverture médiatique devrait être réduite au
minimum nécessaire; - ne pas donner des détails sur le moyen utilisé pour un suicide abouti;
- le suicide ne devrait pas être présenté de manière simpliste, mais comme le résultat de plusieurs facteurs; toute maladie mentale associé doit être mentionnée;
- l'image du suicide ne devrait pas être celle d'une solution aux problèmes personnels, ni un moyen de glorifier la victime;
- commenter les effets du suicide sur l'entourage proche;
- expliquer les conséquences physiques des tentatives échouées
Ce sont là quelques recommandations faites à l'usage de la presse, globalement. Mais, nous qui commentons ces faits, parce qu'ils nous touchent de par leur proximité, devrions-nous peut-être aussi nous en appliquer certains.
Ainsi, comme souvent, il s'agirait de faire preuve de "sagesse". L'effet Werther n'est pas systématiquement observé, dans toutes études qui ont été faites; et son effet est très variable fonction de la situation, de la personne dont il s'agit, etc...). Néanmoins, lorsque l'on appréhende la possible existence du phénomène, il me semble qu'il faille le prendre en compte, et peut-être corriger un peu nos comportements, à l'image des quelques recommandations citées plus haut. Sans donner de leçon. Juste, que chacun se l'applique.
Ainsi, il devrait être possible d'attirer l'attention, sans pour autant être excessif.
A cela, il convient de préciser que le gouvernement a communiqué sur un certain nombre de mesures, pas plus tard que le 12 avril dernier avec la création d'une cellule "alerte prévention suicide", chargée de présenter un plan d'action. Saluons également les paroles du ministre selon lequel "...Prétendre que les suicides sont dus aux situations familiales n’est pas la seule réponse à nous apporter. Prétendre que l’arme est un souci majeur n’est pas acceptable. Ne pas oser aborder le suremploi, les carences de l’outil managérial, l’absence de la protection de l’image, les rythmes de travail, l’absence d’espaces d’échanges et de convivialité… est encore plus inacceptable".
Ce ne sont ici toujours que des paroles. Mais elles ont le mérite d'exister. Osons croire qu'elles seront suivies d'effet, avec de vraies mesures désignées à, déjà, déceler les causes pour ensuite être capable de faire baisser ces chiffres.
Puisse cette cellule se mettre au travail rapidement, qu'elle puisse s’imprégner de ce que le "monde" policier a la lui dire. Qu'elle aille voir ailleurs ce qu'il se passe, à l'étranger (notamment au Canada, pays qui a connu une vague de suicide importante dans les années 90, et qui a su y faire face avec une réelle efficacité du dispositif).
Parce que, ne l'oublions pas, le nombre de suicides n'est toujours que l'arbre qui cache la forêt. Celle du mal être au travail.
Et, à n'en pas douter, un flic bien dans ses baskets, c'est un flic efficace, au service du citoyen.