"C'est du jamais vu, une première depuis 67 ans qu'il existe, on vient de l'apprendre, le Festival de Cannes aura cette année une Présidence bicéphale..."
Je pousse le volume de l'auto-radio : pour une nouvelle, c'est une nouvelle!
Les organisateurs du Festival auraient-ils enfin entendu les appels réitérés, ces dernières années, à la prise de conscience de la phallocratie de fait qui règne à Cannes? Auraient-ils compris le message envoyé par des femmes et hommes du monde de l'audiovisuel et du spectacle, qui de la fameuse tribune "A Cannes les femmes montrent leurs bobines, les hommes leurs films" à l'action du collectif La Barbe pour dénoncer la rareté des réalisatrices dans la sélection officielle et le cas exceptionnel d'une Palme d'Or attribuée à l'une d'entre elles, en passant par les tollés suscités par des interviews à peine teintées de machisme de quelques nominés tout à leur promo décomplexée, les ont invités à considérer qu'une reconnaissance de leurs (involontaires, sans doute) biais sexistes et une meilleure considération de l'égalité ne nuiraient ni à la créativité ni au prestige de leur honorable institution...
Auraient-ils alors décidé que 2015 serait l'année du changement et pour commencer, celle d'une présidence paritaire?
Je me suis réjouie un peu trop vite (que voulez-vous, je suis une incorrigible optimiste).
"Cannes n'aura pas un mais deux présidents de jury : les frères Coen."
Je peux (et veux) me réjouir quand même : je suis fan de leur cinéma. Je précise au cas où, on ne sait jamais, on vienne m'accuser d'être rabat-joie.
Suit une interview de Thierry Frémaux, délégué général du Festival, fier (à raison) d'annoncer cette présidence bicéphale... Mais qui ne fait pas mystère, sinon des difficultés que représente cette innovation, des questions sur le fonctionnement habituel du jury qu'elle va poser : la règle veut en effet que le nombre total de juré-es soit impair pour que puisse toujours se dégager une majorité, même courte, au moment des délibérations. Faudra-t-il alors que les deux Présidents votent "comme un seul homme" ainsi que le même Thierry Frémaux le leur a suggéré sur le ton de la boutade ou bien que le jury imagine d'autres issues à d'éventuelles situations de désaccord que celle proposée par l'arithmétique ou encore que l'on ré-envisage le nombre de juré-es ou bien les modes de délibération?
Coucou! C'est ce qu'on appelle le changement : quand, parce qu'on veut quelque chose, parce qu'on estime que ce quelque chose est important, méritoire et légitime ("légitime", c'est le mot qu'emploie, avec justesse, Frémaux pour qualifier les frères Coen à ce titre), on ne s'en remet pas à des "j'voudrais ben, mais j'peux point" et autres "m'enfin, ça ne s'est jamais fait" mais qu'on instruit le bien-fondé des traditions pour décider de ce qu'on en garde et ce qu'on en laisse, qu'on interroge le sens des contraintes du réel pour de donner les moyens de transformer le réel. Quand pour donner corps à ses envies et à ses convictions, on prend le risque d'observer comment on ferait si on ne fait pas comme on a toujours fait, d'essayer de procéder différemment en faisant le pari enthousiaste qu'il en sortira du bon. Bref, le changement, il suffit de le vouloir vraiment pour commencer à le rendre possible.
Gageons donc que, puisqu'après mai 2015, il y aura eu un précédent de présidence à deux têtes à Cannes, il n'y aura plus qu'à vouloir (et trouver "légitime") la parité à cette distinguée fonction pour que ça n'ait plus rien de bizarre, d'apparemment poussif, ni de contraire au bel esprit de cette manifestation.