Jusqu'ici, vous pensiez peut-être, comme moi, que l'éditorial d'une brochure de présentation de la saison d'un centre dramatique national avait essentiellement vocation à promouvoir les pièces programmées, leurs auteur-es, metteurs et metteuses en scène, comédiens et comédiennes, et que c'était déjà suffisamment narcissisant pour le directeur du théâtre de prendre ainsi la parole pour présenter son travail (et un peu celui de son équipe)...
Naïve et grossière erreur de perception ! Quand c'est Jean-Marie Besset, actuel directeur du Théâtre des 13 Vents de Montpellier, qui s'y colle, l'édito ressemble surtout à un exercice d'autopromotion du patron qui rend un vibrant hommage à sa propre âme d'artiste et en appelle avec émotion à son public chéri pour le défendre, et à travers lui, toute une vision de la création.
Comme un Molière désavoué sur une "lubie"
Mais pourquoi Besset a-t-il besoin de tant se faire valoir, en invoquant, en toute modestie, la figure d'un Molière désavoué par le roi au profit de Lully ?
A cause de ce qu'il appelle une "lubie" d'Aurélie Filippetti. Par "lubie", entendez l'intention affichée de la ministre d'œuvrer concrètement au renouvellement de la gouvernance des théâtres publics en favorisant au passage la promotion des femmes aux postes de responsabilité dans le spectacle vivant subventionné (mais aussi celle de profils plus jeunes et plus divers que ceux des dirigeants en place aujourd'hui).
La mécanique proposée par Aurélie Filippetti pour progresser vers cet objectif est plutôt souple (on ne parle pas de quotas) : il s'agit essentiellement d'apporter de la mixité dans les jurys de sélection des candidatures et d'empêcher l'encroûtage des patrons de scènes nationales en partant du principe que le renouvellement de leur mandat n'est pas acquis.
L'art avec un grand Aaaaahhhh, sacrifié sur l'autel d'une logique politique démagogique?
Le renouvellement du mandat de Besset, en l'occurrence, est sérieusement mis en question. Selon le ministère de la Culture (et selon Patrice Chéreau, dans un entretien donné à un blog du Monde), parce que son bilan à la tête des 13 Vents est discutable. Selon Jean-Marie Besset (soutenu par Philippe Caubère dans une tribune à Libé), parce qu'on sacrifie les lois de l'art, de l'esthétique et du talent sur l'autel des "lubies" de Madame et d'une logique politique démagogique (dont la parité fait implicitement partie, vous l'aurez compris).
L'art n'obéirait qu'aux règles qu'il s'est lui-même fixé (ou mieux encore à aucune règle)
Il a toujours bon dos, l'art ; elle est toujours fort utile, l'esthétique, quand il s'agit pour le milieu culturel de se considérer comme un environnement à part, à l'écart d'une foule d'obligations éthiques et sociales, peu ou pas concerné par les règles d'organisation du travail, de la gouvernance, des façons de faire, et moins encore par leurs évolutions.
Si le milieu culturel est rétif à s'adapter aux changements incités par le politique et à participer aux transformations sociétales qu'il veut impulser (dont oui, une plus grande mixité, au sens large, dans les instances de pouvoir, d'influence et de décision), ce n'est évidemment pas pour préserver le confort de son entre-soi (allons, allons...) et les positions acquises par les initié-es, mais bien évidemment parce que le monde de la culture et de l'art doit rester foncièrement indépendant et fonctionner selon ses propres règles (voire sans règles du tout ? ou seulement des règles informelles et coutumières), car ce serait là la condition même de sa subversivité.
Le talent, c'est le talent, et picétout, selon les experts-tautologues de l'art pour l'art
Alors, ici, plus encore qu'ailleurs, seul le talent compte, seul le génie est un critère. Ici, plus qu'ailleurs, la question n'est pas de savoir si on a un homme ou une femme au pouvoir, mais si on a une personne com-pé-tente, reconnue (par les siens, de préférence) et influente (dans son propre milieu, avant tout). Est-ce de leur faute, aux hommes de théâtre, si quand ils regardent autour d'eux, ils voient surtout une majorité d'hommes compétents, reconnus et influents, et bien peu de femmes dans cette posture ? Quant à la question de savoir comment on évalue la compétence et l'influence, comment on les fait valoir, dans quelles conditions elles donnent réellement accès aux responsabilités, ce n'en est apparemment pas une dans le milieu culturel. Le talent, c'est le talent, et picétout, revendiquent les tautologues de l'art pour l'art.
Et d'y voir la meilleure des raisons pour ne rien changer, ne pas remettre en question leurs conceptions du génie, et ne surtout pas envisager de partager le pouvoir... En faisant semblant, bien entendu, de croire que le pouvoir chez les cultureux n'est pas vraiment un enjeu. Seul le désir parfaitement désintéressé de faire rayonner l'art, c'est bien entendu, préside à l'ambition de ceux qui postulent à la tête d'un grand établissement culturel...